Dans l'atmosphère d'Aquablue ...

[Grimanthir]

BANG !

Le petit vaisseau d’abordage de Grimanthir s’enfonça dans l’arrière du vaste bâtiment pirate à l’aide de la foreuse destinée à cet effet . Puis ladite foreuse s’ouvrit comme une fleur (fleur terrible aux pétales de fer) , laisse apparaître une ouverture circulaire , assez grande pour laisser passer un homme possédant un minimum de souplesse .

Une petite quinzaine d’individus d’origines hétéroclites (allant des elfes jusqu’aux hommes-pieuvres aux cheveux tentaculaires, en passant par les hommes-serpents) en sortit rapidement , Grimanthir à leur tête .
Il en était conscient, le temps que leur assaut surprise leur avait imparti était compté . Deux solutions : prendre le contrôle du vaisseau dès maintenant, dans les plus brefs délais, et disposer d’une marge de manœuvre plus vaste pour abaisser les défenses de la base pirate ,tout en sachant qu’il suffirait d’un message de la part des pirates du vaisseau au reste de la flotte pour faire échouer toute l’opération ; ou bien se cacher à l’intérieur du vaisseau , en ressortir une fois sur place , et tenter de se frayer un chemin jusqu’à un point sensible à frapper .
Après réflexion et souvenir des conseils à propos des défenses aériennes par les techno-guides du vaisseau principal, Grimanthir opta pour une solution intermédiaire . Lorsqu’ils seraient trop près pour que les défenses puissent les atteindre , ils utiliseraient la puissance destructrice du vaisseau sur les installations anti-air , pour ouvrir ensuite la voie à toute la flotte et s’emparer de la base pirate .

Le seigneur elfe ordonna alors que l’on atteigne un coin sûr du vaisseau . C’est ainsi que , discrètement, une quinzaine d’infiltrés se glissèrent jusqu’au caisson de réserve des générateurs . L’obscurité était épaisse , la chaleur étouffante et le bruit incessant . C’est là que tous s’assirent pour sommeiller un peu, attendant l’heure propice (il fallait se fier aux estimations des techno-guides , en priant pour que les pirates prissent l’itinéraire qu’ils avaient prévu) .
Tous sauf , bien entendu , Grimanthir . Le bruit incessant des machines lui laissait percevoir l’idée de la dépendance des êtres à leurs créations . Les machines étaient le moyen et la fin . Sans machines, pas de guerres . Sans machines, plus de vie . Les machines produisaient tout . A mesure que son histoire avançait et que sa race vieillissait, l’être humain (et toutes les autres races à sa suite) devenait paradoxalement chaque fois plus dépendant , à chaque nouvelle invention , il devenait plus enfermé, plus prisonnier de ces machines et de toute sa technologie . L’idée d’un quelconque contrôle exercée sur elles étaient une illusion . Certes, l’on pouvait les détruire, les jeter . Certes , on ne se nourrissait pas directement de machines et de technologies . Mais comment alors supporterions-nous leur perte, et la perte de confort qu’elle entraînerait ?
La vision d’un homme faible , laid , poussant des cris enfantins , et vaincu par l’énorme Ennui , la monstrueuse Paresse, incarnées dans les machines qui étaient justement tout l’inverse de ces sentiments , apparut à Grimanthir .
Puis lui vint l’idée d’une imperfection toujours grandissante de l’homme , et d’une ascension implacable des machines vers la technologie . Chaque machine, dès sa naissance ,accomplissait ce pour quoi elle avait été créée à la perfection . Chaque machine remplissait sa tâche , et ainsi fonctionnaient-elles parfaitement . L’idée lui vint que la survie de l’humain venait du fait qu’il ait été assez sottement brillant pour ne pas créer de machines absolument parfaites , qui n’auraient plus nécessité d’aide extérieure . L’imperfection des machines était ce qu’il y avait d’humain en elles, et c’était cette imperfection même qui permettait une communion pour le moment harmonieuse .

Posant un regard presque affectueux sur sa simple épée de pierre, dénuée de toute intelligence , de toute volonté, de toute vie, le seigneur elfe se sentit rassuré par la pensée que son arme n’était qu’un simple objet , sans volonté propre, avec pour seule vie les symboles dont elle était chargée . Elle était le symbole de la lutte de Grimanthir pour la survie de son peuple .

Les heures passaient , interminables . A l’extérieur , les hommes le savaient ,leur flotte patientait , en orbite au-dessus de la base pirate . Plus que quelques heures de calvaire, et tout serait terminé …

Le bruit des machines du caisson de réserves assommait Grimanthir et l’accablait d’un sentiment d’impuissance et de faiblesse , tant il était abominablement régulier, effrayant par sa précision et son incessante répétition .
Grimanthir , jetant à nouveau les yeux sur sa lame, en vint alors à se demander si tous les crimes qu’il avait commis au nom de son peuple étaient justifiés , les innombrables êtres qu’il avait tués , découpés, tranchés, transpercés , pulvérisés , les innombrables familles ,amantes et amants brisés , les trop nombreuses villes et contrées mises à feu et à sang , simplement parce qu’ils s’étaient mis en travers de son chemin .
Mais passer son chemin, éviter les guerres , n’aurait-ce pas été aussi une alternative à la survie de son peuple ? Avec un sourire amer, l’elfe songea que cette survie de son peuple qu’il se brandissait à lui-même n’était sans doute, finalement, qu’un simple prétexte pour masquer sa soif de sang et celle de ses suivants, et sa soif de pouvoir , assouvie en assouvissant l’avidité de massacres des siens .
Mais n’était-ce que cela ? N’était-il vraiment qu’un monstre ? Ses actions n’avaient-elles pas servi les siens , malgré toute leur noirceur et leur cruauté ?
Il repensa à ses réflexions de tout à l’heure , à bord du vaisseau principal de la flotte de Lupus . Comme cela lui apparaissait lointain, ici à bord de cette pièce étroite et étouffante .
Grimanthir sentit alors monter en lui une grande haine pour sa lame . Elle représentait tous ces symboles qu’ils se jetaient aux yeux, lui, les siens, toute l’humanité . Elle représentait tous ces mots , toutes ces phrases simples, courtes, concises et faciles à comprendre qui cachent derrière leur mensonge intelligible l’inintelligibilité de la vérité .
Car il comprenait désormais que la vérité , tout comme les notions de bien et de mal d’ailleurs, n’était pas une , mais multiple, inexprimable car elle mettait en jeu paroles, actes, passés , pensées, souvenirs , et des milliers d’autres critères qui la rendaient extrêmement difficile à comprendre , et en faisaient une chose visible sous de multiples facettes . La nature même de la vérité était vertigineuse , et c’est pour cela que les êtres la cachaient ,la modifiaient, l’appauvrissaient, la réduisaient, la mutilaient pour la faire entrer en des phrases , des expressions, des mots destinés à provoquer tel ou tel type de comportement – le mensonge intelligible qui se réduisait aux symboles , ces symboles haïs par Grimanthir à travers son épée . Sans un mot , sans une parole , sans ménagement , il la jeta vers un coin miteux de la pièce et s’empara d’une arme à laser qu’un homme de Lupus lui proposa .

Grimanthir se laissa ensuite sombrer dans le sommeil quelques heures .



-Seigneur Grimanthir , réveillez-vous … Réveillez-vous , seigneur …

L’elfe ouvrit douloureusement les yeux , puis se redressa . Ses tempes palpitaient douloureusement .

-Nous avons entendu des pas dans notre direction … Nous avons cru bon de vous prévenir, parce que nous ne sommes pas encore hors de portée de leurs systèmes de défense …

Grimanthir se releva d’un bond à ces paroles , étouffant un juron .

-Préparez-vous , tous ! Ils ne peuvent passer que par cette porte . Il ne faut pas qu’un seul en réchappe !

Tous saisirent leurs armes et se mirent à renverser divers objets qui traînaient çà et là dans le caisson des générateurs afin de se mettre à couvert . Tous visèrent la porte, fébriles , et attendirent . Les pas se rapprochaient de plus en plus (on ne pouvait distinguer combien d’hommes arrivaient).
Bientôt, on entendit leurs voix , sans pouvoir cependant distinguer ce qu’ils disaient . A l’intérieur de la pièce sombre, seules les respirations rendues fébriles par l’appréhension permettaient de dire où se trouvaient les hommes .

Puis on entendit un bruit, et la porte pivota . La lumière s’engouffra dans la pièce , éblouissant les passagers clandestins, dont les yeux s’étaient accoutumés à l’ombre . Il y eut des cris de surprise , puis Grimanthir glapit « Feu ! » et tous se mirent à appuyer frénétiquement sur leurs gâchettes , dans un vacarme épouvantable . Puis Grimanthir ordonna de cesser le tir ; il bondit hors de son couvert pour aller examiner les corps , suivi de près par ses hommes . Lorsque leurs yeux se furent accomodés à la lumière, on put distinguer les cadavres mutilés de trois hommes – armés .

-Et MERDE ! C’est trop tôt, c’est beaucoup trop tôt !

Grimanthir , en jurant, se rua hors de la pièce , son arme à la main , en joue , et se précipita en direction de la cabine de commande . Ses hommes le suivirent , réalisant le danger . Si des hommes armés avaient été envoyés dans une salle où elles n’étaient pas normalement requises , c’est que l’on s’était aperçu de quelque chose d’anormal .
La seule alternative restait donc de prendre les commandes du vaisseau dès maintenant , en priant pour ne pas être signalés comme intrus par un message aux défenses terrestres qui les mettrait en pièces en deux temps trois mouvements .

Par chance ou par mauvaise idée du concepteur du vaisseau, le caisson des générateurs se situaient non loin de la salle de commande . Se précipitant à toute vitesse, abattant prestement tous ceux qui croisaient leur route , l’elfe et ses hommes furent bientôt à ses portes . Les ouvrant à coups de pied , les lances grenades prirent l’état major du vaisseau par surprise et en firent des confettis . Les fusils laser se chargèrent des survivants .
Grimanthir ne put s’empêcher de se dire qu’il s’agissait d’un miracle . Aucune difficulté à s’emparer du vaisseau, pas un seul mort, cela lui parut trop beau …
Puis il se souvint que tout un équipage de pirates , qui ne soupçonnait absolument rien de ce qui venait de se passer, était à bord du vaisseau avec eux .
Il resta abasourdi en mesurant l’ampleur du danger qu’ils avaient négligé , celui de l’équipage pirate, qui pouvait sans difficulté les mettre en pièces .

Improvisant, il eut l’idée d’un plan nouveau : diriger le vaisseau tout entier sur la tour principale d’électricité de l’île, qui s’élevait , haute et démesurée , au-dessus des autres . Le crash détruira et le vaisseau et la tour , laissant ainsi les défenseurs désarmés et la flotte en orbite libre de porter le coup fatal . Mais cela nécessiterait beaucoup de chance, une diversion , et l’évacuation du vaisseau par lui-même et ses hommes .
Réfléchissant à toute vitesse tandis que ses hommes prenaient le contrôle du tableau de commandes , le visage enfoui dans ses mains , Grimanthir se murmurait les différentes possibilités .
Il convint avec lui-même que le vaisseau d’abordage , équipé de son brouilleur, serait un moyen idéal d’atteindre le sol (ou plutôt l’eau) de la planète . Une fois là-bas, ils émettraient le signal convenu pour la flotte stationnée dans l’espace . Cela nécessitait cependant que le vaisseau en question ne soit pas découvert par l’équipage , et pour ce faire il ne fallait pas traîner .
Ensuite, il était nécessaire , pour que le vaisseau (qui divergerait automatiquement de sa trajectoire pour se diriger droit sur la précieuse tour) ne soit pas détruit avant , de créer une diversion . Cela apparaissait plus difficile . Un moyen serait de faire feu sur la cité, mais cela appellerait une riposte , et le vaisseau serait détruit avant d’avoir pu endommager suffisamment la tour . Il fallait donc trouver autre chose . Laissant son regard vagabonder sur le pianotage rapide d’un des hommes de Lupus , il se surprit à observer les schémas des différentes composantes du navire . Se morigénant , il allait retourner à ses pensées lorsque l’illumination lui vint . Larguer tous les modules d’atterrissage et les petits vaisseaux vers la planète , avant que n’arrive le gros du navire, provoquerait la diversion idéale qu’il cherchait !

-Vous pouvez diriger tous les petits vaisseaux , de sauvetage , transport ou autres , sur la planète ?

-Oui , c’est tout à fait possible , seigneur, mais ils se rendront compte de quelque chose …

-Justement . C’est ce que je veux . Allez-y , dépêchez-vous, puis on retourne le plus rapidement possible au TIE !


-CHOPEZ-LES !

Au milieu de l’agitation fébrile des hommes de Grimanthir, une douzaine de pirates s’était introduite dans la salle , et au spectacle de leurs chefs morts, tirèrent leurs armes et se ruèrent sur leurs adversaires .

Grimanthir , brandissant son fusil laser, visa le torse d’un ennemi proche et pressa la gâchette frénétiquement . L’homme s’écroula, la poitrine trouée de part en part .
Cependant deux hommes pieuvres , qui se tenaient près de la porte , prirent les pirates par surprise . Brandissant d’énormes massues qu’ils balançaient avec force , ils broyaient à chaque mouvement le crâne , le dos ou le bras armé d’un pirate .
Quelques pirates se ruèrent vers le tableau de commande , comprenant le danger où ils étaient . Grimanthir allait pointer son arme sur un autre lorsqu’un coup de poing en pleine face le déstabilisa et lui fit perdre son fusil . Se mettant en position de garde en boxe , il fit face à son adversaire . Après avoir encaissé quelques coups, ses réflexes lui revinrent . Lorsque l’autre frappa , l’elfe l’esquiva , lui asséna un uppercut en pleine mâchoire, se hissa d’un bond jusqu’à sa tête en s’aidant de ses mains, et lui broya le nez avec un coup de genou en plein visage . L’autre s’écroula sur le ventre, pissant le sang . Grimanthir se redressa , et d’un coup de pied violent sur le crâne , lui éclata la mâchoire , qui s’en alla valdinguer quelques pas plus loin . Récupérant son arme , il pulvérisa d’un tir en pleine tempe le crâne d’un autre pirate qui allait achever un de ses compagnons .
Lorsqu’il jeta à nouveau un œil sur ce champ de bataille plutôt étroit, il constata que tous les pirates étaient morts ou capturés . Quatre des siens étaient morts tandis que trois autres avaient le bras , la jambe ou l’épaule cassée .

-Au vaisseau d’abordage , tout le monde , allez ! Aidez Qesuth avec sa jambe . On doit plus s’éterniser ici !

Et à sa suite, tous évacuèrent la salle de commandes en direction du vaisseau d’abordage TIE . On entendit des éclats de voix dans le vaisseau . Le grabuge ne tarderait pas , si l’on s’attardait encore .
Tous se précipitèrent par l’étroite ouverture et le techno-pilote , à toute vitesse, procéda à l’extraction du petit vaisseau . Rapidement, les branches métalliques de l’ouverture se replièrent , et le vaisseau glissa dans l’espace .
Les embrassades et les cris de joie fusèrent en tous sens , mais Grimanthir tempéra leurs ardeurs : il fallait encore que tout cela n’ait pas été vain .

Lorsque le vaisseau d’abordage TIE , qui fusait désormais vers l’océan à une vitesse vertigineuse à travers l’atmosphère humide d’Aquablue , se fut éloigné du théâtre des opérations, on put nettement distinguer les modules de largage d’urgence qui tombaient en pluie drue droit sur les hautes tours de l’île . On put aussi clairement apercevoir le déluge de feu qui se déversa sur elles , ainsi qu’un navire qui, subrepticement, ne prenait pas la direction des hangars mais de la tour centrale de l’électricité …
Les défenseurs planétaires réagirent, mais trop tard . Le vaisseau fut inondé de feu , et rapidement transformé à l’état de semi-épave . Mais il ne fut pas stoppé et alla s’écraser dans la tour .
Une formidable explosion s’ensuivit , tandis qu’une monstrueuse quantité d’énergie électrique se déversa dans l’atmosphère en hurlant , telle une myriade d’esprits infernaux geignant opiniâtrement . Les éclairs , libérés dans toute leur fureur , se ruèrent en tous endroits de l’île , causant ravages , destructions et incendies . Tout à coup, toutes les lumières de la cité s’éteignirent , tous les moteurs calèrent et tout fut paralysé . Une pluie noire inonda le ciel d’Aquablue, tandis que la nuit tombait sur l’île désemparée .

Le techno-guide eut juste le temps d’envoyer le signal avant que le TIE ne s’enfonce profondément dans la mer , creusant un large sillon de vagues autour de son point d’impact .