Soins intensifs
Publié : 14 mars 2009, 12:21
Le couloir blanc, ses pas assourdis. Elle sait l’efficacité, la rigueur, la précision des gestes, mais n’a pas encore appris à occulter ses émotions. Pourtant, dans ce service, cette nécrose serait indispensable : elle est infirmière, les soins intensifs, elle les a choisis. Ici, elle n’est pas un instrument, un robot à prodiguer les traitements, faire les piqûres, refaire les pansements dans des unités surchargées. A sa charge, quatre lits seulement, une surveillance accrue, plus de responsabilités, de vigilance ; elle fait partie d’une équipe ; ses avis, son travail sont reconnus. Quelquefois la vie des patients dépend de la rapidité de ses réactions. Elle prend aussi le temps de les écouter, de calmer leurs angoisses, de répondre à leurs questions et pour elle, c’est la justification de tous les moments difficiles, des périodes de doute, des échecs ; ailleurs, elle a trop souvent regretté de sacrifier ce côté humain de son métier à la performance.
Chambre 4 : Ce vieil homme lui évoque son grand père, elle l’imagine avec les mêmes réactions de gêne, de pudeur offensée, face aux gestes du quotidien qu’il ne pourrait plus accomplir. Hier, quand elle lui a fait sa toilette :
- Quand même ! Une jeunesse comme vous faire la toilette d’un vieux bonhomme comme moi…
Et Murielle de rétorquer:
- En fait, je voulais faire celle de Georges Clooney, mais y’a une trop grande liste d’attente.
Bon public, il a trouvé ça drôle. Ce matin, en vérifiant sa fiche, elle n’a pu s’empêcher de hausser les sourcils : une détresse respiratoire cette nuit avec réanimation. La deuxième depuis son entrée, il y a trois jours.
- Alors, on nous a fait une grosse peur ?
Il ne se souvenait pas, semblait las, si las. Elle lui a adressé un large sourire :
- Allez, on va vous requinquer pour vous sortir très vite d’ici.
Les médecins n’envisagent aucune opération. Dans l’immédiat, il s’agit de stabiliser son état avant tout, de lui administrer des antalgiques afin de calmer la douleur. Chaque quart d’heure, elle effectue un contrôle visuel. L’espace vibre du bruit des appareils de monitorages, elle vérifie leur fonctionnement, change la perfusion, jette un œil sur les tracés, rien de plus inquiétant qu’hier, elle lui adresse une plaisanterie banale, il est gentil et lui répond.
En le quittant, elle croise une femme, la cinquantaine imprécise, les yeux quémandeurs. Il a beaucoup de visites, elle s’en réjouit mais ne s’attarde pas, elle préfère éviter les interrogations de la famille. Cette situation l’affecte moins que s’il s’agissait d’une personne plus jeune. Un regard à sa montre, elle termine dans une heure.
Elle pense qu’elle doit passer prendre son bébé Nicolas, 4 mois, chez la nourrice avant de faire quelques courses, dont elle dresse la liste, machinalement.
_____________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Depuis Septembre, elle sait qu’il est en sursis. Après ce coup de téléphone :
- Ton père a vu son cardiologue.
Tous les sens en alerte, pour s'apprêter à ce qui va suivre...
- Il a dit quoi ?
- Tu sais, son pontage date de huit ans, les artères ont recommencé à se boucher, l'opération est impossible dans son état.
Elle avait reconnu le ton, monocorde et arythmé, pour se distancier d'un réel trop lourd. Elle avait deviné sous les mots, l’implacable :
- S'il ne peut supporter l'intervention, il s'éteindra doucement. Six mois, un an maximum, c'est si court.
Alors elle avait tenté de rassurer sa mère, de ses pauvres mots, quand elle aurait souhaité, pour la consoler, en inventer de nouveaux. C'était ça donc, tapi dans son inconscient, cette peur immonde, ce chagrin anticipé qu’elle portait en elle depuis des lustres. Depuis que de parents tutélaires et puissants, elle les avait vus se transformer en vacillantes petites ombres qu’elle ne ménageait pas assez.
Et de Septembre à Janvier, chaque aurore a ajouté un jour de plus à la vie, jusqu’à l’hospitalisation, inéluctable. Elle a traversé la France d’un trait, sauf une halte pour un café qui lui a brûlé les lèvres et saigné le cœur sur une aire d’autoroute, avec cette impression de cauchemar tenace qui ne la quitte pas depuis trois jours. Elle s’est égarée dans le labyrinthe de l’hôpital, a demandé son chemin à l’accueil, a hésité sur l’étage et s’est encore arrêtée au bureau des infirmières. Tout droit, dernière chambre à gauche. Enfantin, mais chaque pas lui parait plus insurmontable. Elle se traîne gauchement et se rappelle la devinette idiote :
Qu’est ce qui pèse le plus un kilo de plume ou un kilo de plomb ?
Et une tonne d’espoir c’est plus lourd qu’une tonne de craintes?
La porte reste ouverte, certainement pour faciliter le travail des soignants. D’emblée, elle ne distingue que les machines énormes à l’acier glaçant, puis le lit si étroit et lui, si frêle au milieu. Elle avance, il a l’air de dormir, elle voudrait appeler papa mais n’ose pas le réveiller. Alors elle s’approche et s’assied près de lui, s’émouvant du teint bleuté, des bras meurtris d’hématomes, percés de perfusions, de la respiration chancelante et à peine perceptible, sous le bourdonnement des engins. Elle entortille sur son doigt une boucle de cheveux, geste ressuscité du passé. Il se redresse aussitôt, les yeux saphir paraissent délavés de souffrance, elle a envie de pleurer, elle parle.
Lui, un taiseux d’ordinaire, s’est converti en moulin à parole, est-ce la joie de la visite ? Elle a toujours adoré l’écouter ; dans son enfance, dès qu’il se racontait, c’était une fête ; elle a tout vécu par procuration, buvant ses paroles en trottinant derrière lui pendant les travaux de jardinage.
La guerre où elle s’acharnait à l’imaginer en héros quand lui s’en défendait :
- Réfractaire, tu penses, j’avais seize ans, je voulais pas y aller à leur truc, je me suis caché, oh juste un peu, s’ils nous avaient cherché un peu, les allemands, ils nous auraient trouvés.
Le Liban où elle n’ira jamais puisque, selon lui, de ce pays aux terres superbes et contrastées, aux habitants accueillants, l’Occident a altéré l’essence pour le changer en ruines.
Et 68, dont de temps en temps lui échappent des phrases, piments de ses diners de provinciale embourgeoisée quand elle rêve de donner le pouvoir enfin aux ouvriers et d’une révolution qui changerait tout.
Elle redoute de lui prendre la main ou même l’embrasser, tremblant de l’affaiblir du moindre frôlement. Elle cherche sur les traits fatigués des réponses aux questions qu’elle s’interdit de formuler pour éviter de rendre tangible l’inconcevable. Un toussotement...
-Vous pouvez sortir quelques instants ?
Dix minutes déjà. Sa mère lui a recommandé pour ne pas l’épuiser, de ne pas rester trop longtemps.
- Je vais aller déjeuner puis je reviens dans une demi-heure, pour dix minutes encore, ça ira ?
Sourire approbateur de l’infirmière. Dites Madame, je peux troquer mon bon point en points de vie pour mon papa ? Elle l’entend, tout fier :
- C’est ma fille, elle s’est déplacée exprès de Nantes.
A son retour, il est tout excité ; le médecin est venu, ils ont mis un protocole de soins en place. Elle a un goût amer dans la bouche, un pincement comme si déjà en adoptant son langage, il s'était rendu à l’ennemi. Elle l’écoute détailler comment il va guérir et faire des projets pour sa sortie. Elle écarquille les yeux quand il en est à passer la tondeuse dans son jardin mais ne dit rien. Et puis, subitement :
- Je sais que tu viens de loin, il vaudrait mieux que tu repartes, non ? Ta famille t’attend, c’est gentil d’être passée.
Il s’endort déjà et en elle un froid se fait, comme une lumière qui se fane. Alors elle se lève, sur le seuil se retourne pour lui envoyer un baiser sur la main. Son sourire vacille dans les larmes.
Elle pense :
- Je vais revenir très vite ; La prochaine fois promis je lui dis : - Je t’aime, Papa.
___________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Il a plus de 80 ans et c’est son deuxième séjour en hôpital. Le premier, c’était il y a huit ans, pour son pontage, le cardiologue alors lui avait dit:
- Voilà je vous ai remis à neuf. Vous avez un cœur de vingt ans.
Ils avaient ri complices. Lui, tout ce qu’il voulait, continuer à faire son jardin tranquillement. Il n’avait jamais été malade avant, n’avait pas l’habitude des médecins, les considérait avec une méfiance paysanne, mais s’était senti rassuré par celui-ci.
Il a entendu aussi comme tous, le verdict de septembre et il attend. Alors, quand les douleurs sont revenues dans sa poitrine, de plus en plus fortes, à en cisailler son souffle, il a caché ses malaises, jusqu’à ce jour où il a blêmi, s’est plié en deux, cherchant éperdument un peu d’air. Son épouse a appelé les pompiers évidemment, elle se bat encore, elle, avec toute l’autorité et la légitimité de leurs 60 ans de mariage. Lui avait envisagé un autre scénario.
Il sourit : 60 ans, impressionnant, surtout avec leurs deux caractères, ça n’a pas toujours été facile. A l’époque, on ne divorçait pas pour rien, ils ont tenu bon et la tendresse a survécu, leur façonnant un cocon pour leur vieillesse. Six enfants quand même. Les copains, à l’usine, s’étaient moqué de lui.
- Six filles, tu vas t’amuser quand elles auront 16 ans.
Il en a eu à profusion, des portes qui claquaient, des disputes et réconciliations soudaines, des coups de gueule fréquents, des histoires pour rien, Et plus tard les cœurs en bandoulière qu’elles ramenaient tout égratignés à la maison, de confidences en chagrins, de mariages en divorces. Aussi il en a refusé le sonotone, la surdité lui permettait une échappatoire bien commode pour éviter les discussions. Mais il les a élevées toutes les six, elles ont de bonnes positions, l’une est même devenue institutrice. C’est normal : des livres, à la maison, elles en ont toujours trouvé, c’est sa passion à lui, son moyen de s’élever au dessus de sa condition, de réfléchir un peu plus loin que les autres et surtout d’y voir clair au travers des discours lénifiants de la télévision. Alors les gamines dès qu’elles ont commencé à ânonner leurs lettres, elles ont toujours eu le nez dans un bouquin, elles aussi ; il est heureux de leur avoir transmis cet appétit.
Au début il saisissait ce qui l’intéressait et laissait sa femme régenter le reste, mais les années passant, entendre est devenu de plus en plus difficile, il s’est isolé pour ne pas faire répéter, buté dans sa décision. Et ici, avec les infirmières, malgré leur bonne volonté, c’est impossible.
Finalement il est satisfait de sa vie. Il était ouvrier, le travail ne lui a pas manqué après la retraite, il était trop pénible et ces quarante ans avaient grignoté ses forces, peu à peu, après lui avoir forgé des muscles de fer. Mais il a regretté la camaraderie virile, les quelques tournées au bar du coin qu’il s’autorisait une à deux fois l’an. Son univers tout doucement s’est rétréci, les livres, la télé, le jardin. Et depuis septembre, tout effort lui est interdit. Il se traine du lit à la table, de la table à la télé, sans plus trop de goût pour rien. C’est vivre, vraiment ?
Il s’enflamme encore pour la politique, dépense son énergie à râler contre les patrons qui s’en mettent plein les poches ; les stocks options, les parachutes dorés ne faisaient pas partie de son vocabulaire mais il a vite appris. Il peste aussi contre les syndicats qui pactisent avec le diable. Forcément, maintenant même les ouvriers sont actionnaires, personne ne sait plus tenir sa place. Il déplore le temps où on savait pour quoi et contre qui on luttait. 68 est bien loin et pourtant il est fier d’y avoir participé et de s’être impliqué, à son niveau, dans les négociations même s’il ne se fait guère d’illusions, tous les droits conquis sont rongés petit à petit sous couvert de progrès, de mondialisation. Alors personne ne s’y retrouve : la gauche, la droite, tous avec les mêmes propos cachés sous des mots différents, le laissent perplexe.
Et aujourd’hui il est fatigué. Tout s’embrouille dans sa tête.
Et il pense :
- Quand même, moi j’aurais bien aimé mourir chez moi.
Chambre 4 : Ce vieil homme lui évoque son grand père, elle l’imagine avec les mêmes réactions de gêne, de pudeur offensée, face aux gestes du quotidien qu’il ne pourrait plus accomplir. Hier, quand elle lui a fait sa toilette :
- Quand même ! Une jeunesse comme vous faire la toilette d’un vieux bonhomme comme moi…
Et Murielle de rétorquer:
- En fait, je voulais faire celle de Georges Clooney, mais y’a une trop grande liste d’attente.
Bon public, il a trouvé ça drôle. Ce matin, en vérifiant sa fiche, elle n’a pu s’empêcher de hausser les sourcils : une détresse respiratoire cette nuit avec réanimation. La deuxième depuis son entrée, il y a trois jours.
- Alors, on nous a fait une grosse peur ?
Il ne se souvenait pas, semblait las, si las. Elle lui a adressé un large sourire :
- Allez, on va vous requinquer pour vous sortir très vite d’ici.
Les médecins n’envisagent aucune opération. Dans l’immédiat, il s’agit de stabiliser son état avant tout, de lui administrer des antalgiques afin de calmer la douleur. Chaque quart d’heure, elle effectue un contrôle visuel. L’espace vibre du bruit des appareils de monitorages, elle vérifie leur fonctionnement, change la perfusion, jette un œil sur les tracés, rien de plus inquiétant qu’hier, elle lui adresse une plaisanterie banale, il est gentil et lui répond.
En le quittant, elle croise une femme, la cinquantaine imprécise, les yeux quémandeurs. Il a beaucoup de visites, elle s’en réjouit mais ne s’attarde pas, elle préfère éviter les interrogations de la famille. Cette situation l’affecte moins que s’il s’agissait d’une personne plus jeune. Un regard à sa montre, elle termine dans une heure.
Elle pense qu’elle doit passer prendre son bébé Nicolas, 4 mois, chez la nourrice avant de faire quelques courses, dont elle dresse la liste, machinalement.
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Depuis Septembre, elle sait qu’il est en sursis. Après ce coup de téléphone :
- Ton père a vu son cardiologue.
Tous les sens en alerte, pour s'apprêter à ce qui va suivre...
- Il a dit quoi ?
- Tu sais, son pontage date de huit ans, les artères ont recommencé à se boucher, l'opération est impossible dans son état.
Elle avait reconnu le ton, monocorde et arythmé, pour se distancier d'un réel trop lourd. Elle avait deviné sous les mots, l’implacable :
- S'il ne peut supporter l'intervention, il s'éteindra doucement. Six mois, un an maximum, c'est si court.
Alors elle avait tenté de rassurer sa mère, de ses pauvres mots, quand elle aurait souhaité, pour la consoler, en inventer de nouveaux. C'était ça donc, tapi dans son inconscient, cette peur immonde, ce chagrin anticipé qu’elle portait en elle depuis des lustres. Depuis que de parents tutélaires et puissants, elle les avait vus se transformer en vacillantes petites ombres qu’elle ne ménageait pas assez.
Et de Septembre à Janvier, chaque aurore a ajouté un jour de plus à la vie, jusqu’à l’hospitalisation, inéluctable. Elle a traversé la France d’un trait, sauf une halte pour un café qui lui a brûlé les lèvres et saigné le cœur sur une aire d’autoroute, avec cette impression de cauchemar tenace qui ne la quitte pas depuis trois jours. Elle s’est égarée dans le labyrinthe de l’hôpital, a demandé son chemin à l’accueil, a hésité sur l’étage et s’est encore arrêtée au bureau des infirmières. Tout droit, dernière chambre à gauche. Enfantin, mais chaque pas lui parait plus insurmontable. Elle se traîne gauchement et se rappelle la devinette idiote :
Qu’est ce qui pèse le plus un kilo de plume ou un kilo de plomb ?
Et une tonne d’espoir c’est plus lourd qu’une tonne de craintes?
La porte reste ouverte, certainement pour faciliter le travail des soignants. D’emblée, elle ne distingue que les machines énormes à l’acier glaçant, puis le lit si étroit et lui, si frêle au milieu. Elle avance, il a l’air de dormir, elle voudrait appeler papa mais n’ose pas le réveiller. Alors elle s’approche et s’assied près de lui, s’émouvant du teint bleuté, des bras meurtris d’hématomes, percés de perfusions, de la respiration chancelante et à peine perceptible, sous le bourdonnement des engins. Elle entortille sur son doigt une boucle de cheveux, geste ressuscité du passé. Il se redresse aussitôt, les yeux saphir paraissent délavés de souffrance, elle a envie de pleurer, elle parle.
Lui, un taiseux d’ordinaire, s’est converti en moulin à parole, est-ce la joie de la visite ? Elle a toujours adoré l’écouter ; dans son enfance, dès qu’il se racontait, c’était une fête ; elle a tout vécu par procuration, buvant ses paroles en trottinant derrière lui pendant les travaux de jardinage.
La guerre où elle s’acharnait à l’imaginer en héros quand lui s’en défendait :
- Réfractaire, tu penses, j’avais seize ans, je voulais pas y aller à leur truc, je me suis caché, oh juste un peu, s’ils nous avaient cherché un peu, les allemands, ils nous auraient trouvés.
Le Liban où elle n’ira jamais puisque, selon lui, de ce pays aux terres superbes et contrastées, aux habitants accueillants, l’Occident a altéré l’essence pour le changer en ruines.
Et 68, dont de temps en temps lui échappent des phrases, piments de ses diners de provinciale embourgeoisée quand elle rêve de donner le pouvoir enfin aux ouvriers et d’une révolution qui changerait tout.
Elle redoute de lui prendre la main ou même l’embrasser, tremblant de l’affaiblir du moindre frôlement. Elle cherche sur les traits fatigués des réponses aux questions qu’elle s’interdit de formuler pour éviter de rendre tangible l’inconcevable. Un toussotement...
-Vous pouvez sortir quelques instants ?
Dix minutes déjà. Sa mère lui a recommandé pour ne pas l’épuiser, de ne pas rester trop longtemps.
- Je vais aller déjeuner puis je reviens dans une demi-heure, pour dix minutes encore, ça ira ?
Sourire approbateur de l’infirmière. Dites Madame, je peux troquer mon bon point en points de vie pour mon papa ? Elle l’entend, tout fier :
- C’est ma fille, elle s’est déplacée exprès de Nantes.
A son retour, il est tout excité ; le médecin est venu, ils ont mis un protocole de soins en place. Elle a un goût amer dans la bouche, un pincement comme si déjà en adoptant son langage, il s'était rendu à l’ennemi. Elle l’écoute détailler comment il va guérir et faire des projets pour sa sortie. Elle écarquille les yeux quand il en est à passer la tondeuse dans son jardin mais ne dit rien. Et puis, subitement :
- Je sais que tu viens de loin, il vaudrait mieux que tu repartes, non ? Ta famille t’attend, c’est gentil d’être passée.
Il s’endort déjà et en elle un froid se fait, comme une lumière qui se fane. Alors elle se lève, sur le seuil se retourne pour lui envoyer un baiser sur la main. Son sourire vacille dans les larmes.
Elle pense :
- Je vais revenir très vite ; La prochaine fois promis je lui dis : - Je t’aime, Papa.
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Il a plus de 80 ans et c’est son deuxième séjour en hôpital. Le premier, c’était il y a huit ans, pour son pontage, le cardiologue alors lui avait dit:
- Voilà je vous ai remis à neuf. Vous avez un cœur de vingt ans.
Ils avaient ri complices. Lui, tout ce qu’il voulait, continuer à faire son jardin tranquillement. Il n’avait jamais été malade avant, n’avait pas l’habitude des médecins, les considérait avec une méfiance paysanne, mais s’était senti rassuré par celui-ci.
Il a entendu aussi comme tous, le verdict de septembre et il attend. Alors, quand les douleurs sont revenues dans sa poitrine, de plus en plus fortes, à en cisailler son souffle, il a caché ses malaises, jusqu’à ce jour où il a blêmi, s’est plié en deux, cherchant éperdument un peu d’air. Son épouse a appelé les pompiers évidemment, elle se bat encore, elle, avec toute l’autorité et la légitimité de leurs 60 ans de mariage. Lui avait envisagé un autre scénario.
Il sourit : 60 ans, impressionnant, surtout avec leurs deux caractères, ça n’a pas toujours été facile. A l’époque, on ne divorçait pas pour rien, ils ont tenu bon et la tendresse a survécu, leur façonnant un cocon pour leur vieillesse. Six enfants quand même. Les copains, à l’usine, s’étaient moqué de lui.
- Six filles, tu vas t’amuser quand elles auront 16 ans.
Il en a eu à profusion, des portes qui claquaient, des disputes et réconciliations soudaines, des coups de gueule fréquents, des histoires pour rien, Et plus tard les cœurs en bandoulière qu’elles ramenaient tout égratignés à la maison, de confidences en chagrins, de mariages en divorces. Aussi il en a refusé le sonotone, la surdité lui permettait une échappatoire bien commode pour éviter les discussions. Mais il les a élevées toutes les six, elles ont de bonnes positions, l’une est même devenue institutrice. C’est normal : des livres, à la maison, elles en ont toujours trouvé, c’est sa passion à lui, son moyen de s’élever au dessus de sa condition, de réfléchir un peu plus loin que les autres et surtout d’y voir clair au travers des discours lénifiants de la télévision. Alors les gamines dès qu’elles ont commencé à ânonner leurs lettres, elles ont toujours eu le nez dans un bouquin, elles aussi ; il est heureux de leur avoir transmis cet appétit.
Au début il saisissait ce qui l’intéressait et laissait sa femme régenter le reste, mais les années passant, entendre est devenu de plus en plus difficile, il s’est isolé pour ne pas faire répéter, buté dans sa décision. Et ici, avec les infirmières, malgré leur bonne volonté, c’est impossible.
Finalement il est satisfait de sa vie. Il était ouvrier, le travail ne lui a pas manqué après la retraite, il était trop pénible et ces quarante ans avaient grignoté ses forces, peu à peu, après lui avoir forgé des muscles de fer. Mais il a regretté la camaraderie virile, les quelques tournées au bar du coin qu’il s’autorisait une à deux fois l’an. Son univers tout doucement s’est rétréci, les livres, la télé, le jardin. Et depuis septembre, tout effort lui est interdit. Il se traine du lit à la table, de la table à la télé, sans plus trop de goût pour rien. C’est vivre, vraiment ?
Il s’enflamme encore pour la politique, dépense son énergie à râler contre les patrons qui s’en mettent plein les poches ; les stocks options, les parachutes dorés ne faisaient pas partie de son vocabulaire mais il a vite appris. Il peste aussi contre les syndicats qui pactisent avec le diable. Forcément, maintenant même les ouvriers sont actionnaires, personne ne sait plus tenir sa place. Il déplore le temps où on savait pour quoi et contre qui on luttait. 68 est bien loin et pourtant il est fier d’y avoir participé et de s’être impliqué, à son niveau, dans les négociations même s’il ne se fait guère d’illusions, tous les droits conquis sont rongés petit à petit sous couvert de progrès, de mondialisation. Alors personne ne s’y retrouve : la gauche, la droite, tous avec les mêmes propos cachés sous des mots différents, le laissent perplexe.
Et aujourd’hui il est fatigué. Tout s’embrouille dans sa tête.
Et il pense :
- Quand même, moi j’aurais bien aimé mourir chez moi.