2002 - Sacrifice
Publié : 06 nov. 2011, 18:49
C'est l'eau boueuse coulant dans ses narines, durcissant sur sa langue et s'engouffrant dans sa gorge qui ramena Neiko à la réalité. Craignant avoir perdu l'usage de son corps, la jeune femme ne tenta pas de se lever tout de suite, préférant attraper au vol des morceaux de souvenirs.
Lievanta, dont le nom seul suffisait à faire trembler un monde. Cette ville magnifique, glorieuse, irradiant par delà les océans de sable, accueillant les voyageurs, abreuvant l'univers d'Histoire, croulant, s'ouvrant en deux sous le poids de son passé et avalant dans un gouffre béant une génération aphone ayant hérité d'un rêve.
1997, date marquée au fer rouge, rongeant la peau des perdus.
Elle avait vécu de loin les révoltes, trop petite, trop effrayée pour comprendre. Cinq années s'étaient écoulées depuis ces évènements. Cinq longues années à patauger dans l'eau croupie, stagnante. A redevenir des animaux sauvages, attirés par les fumets des poubelles de la Grande ville. Keld et Sistra étaient devenus les figures de proue légendaires d'un mouvement tué dans l'œuf. Les moyens n'étaient pas les mêmes. Les noms, cependant, étaient restés. Une fois n'est pas coutume, les problèmes de Lievanta avaient outrepassé ses fontières. L'attention générale avait été retenue quelques mois. Des reporters, des médecins, des engagés avaient afflué par centaines. Des masses bienveillantes avaient planté leurs tentes sous les grenades, se rebellant devant les caméras. Mais l'immobilité avait eu raison d'eux. Parfois, des chasseurs survolaient les camps de zonards, leur envoyaient des caisses de nourriture et de médicaments, et se noyaient dans l'horizon flamboyant.
La stratégie de la ville avait changé. Il était maintenant question d'éloigner les déchets au plus loin. Des batailles virulentes continuaient d'être menées sans grande conviction. Des actions « coup de poing » organisés à la hâte. Les miradors étaient pris d'assaut par une marée de fourmis. Parfois, certains tombaient, laissant un trou dans l'horizon, jusqu'au prochain échafaudage.
De ceux qui avaient connu la Ville de l'intérieur, il ne restait pas grand monde. Des rapports approximatifs venaient alimenter les connaissances. Le refrain vantant un monde parfait, accueillant et chaleureux narguait sempiternellement ceux pour qui ses portes ne s'ouvriraient jamais. Des missionnaires venaient ramener les brebis perdues à la raison. Il y avait une place pour eux. Ils n'étaient pas orphelins, Lievanta était leur mère. Il était encore temps de revenir. De s'insérer. Certains se laissaient séduire, on les oubliait vite. D'autres se risquaient à traverser le tombeau ensablé de la ville. Les derniers, enfin, se résignaient.
C'était une lutte primaire, à qui passerait le mieux l'hiver. Un confort tissé de rêves avortés. Des projets de reprendre des droits indéfinis. Des batailles pour la forme.
Puis les enlèvements avaient commencé. Les enfants du désert disparaissaient. On les disait happés par la ville maudite. D'abord un, puis deux, puis des groupes entiers. Au début, on leur prêtait un avenir radieux. La réalité le reprenait bien vite. Le froid avait commencé à s'installer, et tous n'avaient plus d'humain que l'apparence, et un semblant de langage. Et plus personne ne pourrait voir la barbarie dans telle réponse à la famine. Alors ils restaient en meutes tremblantes, arpentaient les champs de bataille, grattaient les murs, fouillaient les cimetières, et fuyaient la mort blanche.
Le dernier souvenir concret de Neiko Gda remontait à l'aube. Souris des sables, elle se faufilait sans hésitations dans les fissures. On l'envoyait chercher à manger, et elle revenait les poches pleines de victuailles. C'était jour de marché... Que s'était il passé ensuite ? Des bras d'acier qui l'enserraient à la taille, un murmure brulant à son oreille, une litanie, des sanglots... et ce mot.
Shadowsong
Puis le vide.
Elle avait été propulsée dans le vide par ces bras impitoyables, suivant – elle l'avait compris – la route empruntée par les disparus. Alors elle ouvrit un œil, et bougea le bras. Ses doigts répondaient encore. L'autre ? Elle voulut s'en aider pour se relever. Il s'enfonça dans une masse molle. Un craquement sinistre brisa le silence, auquel elle aurait pu répondre par un cri, si sa bouche entière n'avait été bâillonnée par l'air putride. Elle se leva d'un bond, sur une cheville douloureuse, et recula pendant une éternité, jusqu'à heurter un mur. Quelques rais de lumière découpaient une poussière dorée, qui venait saupoudrer une montagne de silhouettes. Des gémissements, quelques râles, et l'odeur de la mort.
Les histoires de sa grande sœur lui revinrent à l'esprit. Elle repensa à ces légendes oubliées, aux sacrifices, aux bêtes qui dorment dans le ventre de la terre. Une larme s'écrasa sur son épaule alors qu'elle détournait la tête.
Et loin, loin au dessus d'elle, un murmure se joignit à l'obsédante chanson imprimée dans son cerveau, malheureux à fendre l'âme. Et dans l'effrayant silence de ce monde souterrain, la psalmodie était un hurlement. Il invoquait des forces aux noms insensés, et elle se joignait à lui, mécaniquement.
Shadowsong
Lievanta, dont le nom seul suffisait à faire trembler un monde. Cette ville magnifique, glorieuse, irradiant par delà les océans de sable, accueillant les voyageurs, abreuvant l'univers d'Histoire, croulant, s'ouvrant en deux sous le poids de son passé et avalant dans un gouffre béant une génération aphone ayant hérité d'un rêve.
1997, date marquée au fer rouge, rongeant la peau des perdus.
Elle avait vécu de loin les révoltes, trop petite, trop effrayée pour comprendre. Cinq années s'étaient écoulées depuis ces évènements. Cinq longues années à patauger dans l'eau croupie, stagnante. A redevenir des animaux sauvages, attirés par les fumets des poubelles de la Grande ville. Keld et Sistra étaient devenus les figures de proue légendaires d'un mouvement tué dans l'œuf. Les moyens n'étaient pas les mêmes. Les noms, cependant, étaient restés. Une fois n'est pas coutume, les problèmes de Lievanta avaient outrepassé ses fontières. L'attention générale avait été retenue quelques mois. Des reporters, des médecins, des engagés avaient afflué par centaines. Des masses bienveillantes avaient planté leurs tentes sous les grenades, se rebellant devant les caméras. Mais l'immobilité avait eu raison d'eux. Parfois, des chasseurs survolaient les camps de zonards, leur envoyaient des caisses de nourriture et de médicaments, et se noyaient dans l'horizon flamboyant.
La stratégie de la ville avait changé. Il était maintenant question d'éloigner les déchets au plus loin. Des batailles virulentes continuaient d'être menées sans grande conviction. Des actions « coup de poing » organisés à la hâte. Les miradors étaient pris d'assaut par une marée de fourmis. Parfois, certains tombaient, laissant un trou dans l'horizon, jusqu'au prochain échafaudage.
De ceux qui avaient connu la Ville de l'intérieur, il ne restait pas grand monde. Des rapports approximatifs venaient alimenter les connaissances. Le refrain vantant un monde parfait, accueillant et chaleureux narguait sempiternellement ceux pour qui ses portes ne s'ouvriraient jamais. Des missionnaires venaient ramener les brebis perdues à la raison. Il y avait une place pour eux. Ils n'étaient pas orphelins, Lievanta était leur mère. Il était encore temps de revenir. De s'insérer. Certains se laissaient séduire, on les oubliait vite. D'autres se risquaient à traverser le tombeau ensablé de la ville. Les derniers, enfin, se résignaient.
C'était une lutte primaire, à qui passerait le mieux l'hiver. Un confort tissé de rêves avortés. Des projets de reprendre des droits indéfinis. Des batailles pour la forme.
Puis les enlèvements avaient commencé. Les enfants du désert disparaissaient. On les disait happés par la ville maudite. D'abord un, puis deux, puis des groupes entiers. Au début, on leur prêtait un avenir radieux. La réalité le reprenait bien vite. Le froid avait commencé à s'installer, et tous n'avaient plus d'humain que l'apparence, et un semblant de langage. Et plus personne ne pourrait voir la barbarie dans telle réponse à la famine. Alors ils restaient en meutes tremblantes, arpentaient les champs de bataille, grattaient les murs, fouillaient les cimetières, et fuyaient la mort blanche.
Le dernier souvenir concret de Neiko Gda remontait à l'aube. Souris des sables, elle se faufilait sans hésitations dans les fissures. On l'envoyait chercher à manger, et elle revenait les poches pleines de victuailles. C'était jour de marché... Que s'était il passé ensuite ? Des bras d'acier qui l'enserraient à la taille, un murmure brulant à son oreille, une litanie, des sanglots... et ce mot.
Shadowsong
Puis le vide.
Elle avait été propulsée dans le vide par ces bras impitoyables, suivant – elle l'avait compris – la route empruntée par les disparus. Alors elle ouvrit un œil, et bougea le bras. Ses doigts répondaient encore. L'autre ? Elle voulut s'en aider pour se relever. Il s'enfonça dans une masse molle. Un craquement sinistre brisa le silence, auquel elle aurait pu répondre par un cri, si sa bouche entière n'avait été bâillonnée par l'air putride. Elle se leva d'un bond, sur une cheville douloureuse, et recula pendant une éternité, jusqu'à heurter un mur. Quelques rais de lumière découpaient une poussière dorée, qui venait saupoudrer une montagne de silhouettes. Des gémissements, quelques râles, et l'odeur de la mort.
Les histoires de sa grande sœur lui revinrent à l'esprit. Elle repensa à ces légendes oubliées, aux sacrifices, aux bêtes qui dorment dans le ventre de la terre. Une larme s'écrasa sur son épaule alors qu'elle détournait la tête.
Et loin, loin au dessus d'elle, un murmure se joignit à l'obsédante chanson imprimée dans son cerveau, malheureux à fendre l'âme. Et dans l'effrayant silence de ce monde souterrain, la psalmodie était un hurlement. Il invoquait des forces aux noms insensés, et elle se joignait à lui, mécaniquement.
Shadowsong