Le Temps est une Invention de l'Homme
Publié : 27 févr. 2008, 21:39
Toujours de la même demoiselle =)
La première fois que je l'ai découvert... ce don. J'avais dix ans. Mes parents étaient en instance de divorce. Mon père, chômeur, buvait comme un trou, il en devenait violent. Ma mère, elle, n'était jamais là, mais quand elle rentrait du travail, ce n'était qu'engueulade sur engueulade. Le jour où elle est partie de la maison pour aller au boulot avec un coquard violacé à l'œil droit, elle s'est dit que ç'en était assez.
A l'époque, mon petit frère, Justin, avait huit ans. C'était une plaie, il n'a pas facilité la tâche à mes parents, à ne pas vouloir comprendre, à toujours penser à lui, et à poser les questions qu'il ne fallait pas quand il ne fallait pas. Je ne le supportais pas, ce morveux, et j'en venais à lui donner des claques. Un jour, ma mère m'a surprise en train de le jeter contre la commode de ma chambre, dans laquelle il était entré sans permission. La seule chose qu'elle a dite en observant la coupure que l'autre crétin, qui n'arrêtait pas de pleurer, s'était faite au front, m'a encore plus blessée que si elle m'avait giflée : décidément, je tenais de mon père.
Jusqu'alors, j'avais toujours été violente avec Justin quand il m'embêtait très sérieusement, quand il venait dormir dans mon lit parce qu'il avait peur, quand il voulait jouer avec mes affaires, quand il déchirait mes cahiers, quand il me mordait ou me tirait les cheveux, ou bien encore après une punition que j'avais reçu injustement de mes parents, qui étaient persuadés que Justin disait la vérité en affirmant que j'avais volontairement cassée l'assiette qu'il avait lui-même jetée à terre. Mais à partir du moment où elle m'a dit ça, de nouveaux bleus apparaissaient sur Justin tous les jours. C'était probablement la seule chose qui me permettait encore de sourire.
Un jour, Justin chuta « malencontreusement » dans les escaliers. Il fit trois mois d'hôpital, durant lesquels la procédure de divorce put enfin avancer. Même devant le juge, mes parents s'engueulaient. A chaque fois qu'ils venaient, m'emmenant parce qu'ils n'avaient personne pour garder une teigne dans mon genre, ils trouvaient le moyen de se foutre sur la gueule. Le juge avait eu pitié de moi, qui les regardais avec indifférence, et m'avait invitée à dormir chez lui quelques temps. Il n'avait pas le droit, normalement, mais il fallait croire que j'étais réellement un cas désespéré. La femme du juge était très gentille, et elle cuisinait bien.
Leur fille, très gentille aussi, et très belle, avait un petit appartement dans le centre-ville, au-dessus de l'horlogerie qu'elle tenait. Avec eux j'étais sage. J'en éprouvais l'envie, avec tout ce calme qui régnait autour de moi.
Mes notes avaient même remonté de façon prodigieuse, selon le maître. Quand le juge avait affaire à mes parents, il m'emmenait. Ma mère passait pour un parent soucieux de son enfant, il fallait bien que je donne le change pour qu'on lui donne au moins la garde de Justin, que je sois enfin débarrassée de ce fouteur de merde.
Le dernier jugement arriva, je traînais alors dans les couloirs du Tribunal, que je connaissais maintenant par cœur. Je voyais les grands criminels, à la mine patibulaire, qui venaient se prendre des années de prison, pour meurtre, ou encore viol aggravé. J'avais en effet tendance à ne pas me trouver dans la bonne partie des bâtiments, ceux sous haute surveillance étaient tellement plus tentants. Ils ne me faisaient pas peur, ces gros types, à force de me prendre des gifles, j'avais un crâne en diamant, et non contente d'être une tête à claques, j'étais aussi une tête brûlée.
Sauf que ce jour-là, l'un d'entre eux, dont le procès avait pour lui été décisif, avait eu le bon goût d'avoir un complice. Avec le recul, je le félicitais intérieurement d'avoir eu une idée aussi brillante pour aussi peu de cervelle. Le but, pourtant, était loin d'être aussi intelligent. Plutôt que de croupir en prison avec les mecs qui l'y avaient mis se pavanant dehors, à la lumière du jour, il préférait crever sur-le-champ, avec eux. Le complice était plus loin devant moi, qui parlais avec le gardien, le prisonnier passait à côté de lui en lui jetant un regard significatif quand il fit exploser la bombe. Je me rappelle juste avoir entendu crier, j'ai tourné la tête.
Tous les murs s'envolaient autour de moi, comme s'ils avaient été fixés avec de la colle de supermarché, et la déflagration arrivait dans le couloir, comme une vague rouge et brûlante. J'entendais le gardien me crier de courir, mais j'avais dix ans, et pas assez de neurones, faute à trop de claques, je regardais le feu venir vers moi sans bouger, et ne réalisais l'ampleur de la situation qu'en sentant une épouvantable douleur à mon poignet, qui noircissait. J'ai paniqué. Je me suis dit que j'allais mourir.
Et c'est là que ça s'est arrêté. Tout s'est stoppé. Plus rien ne bougeait, les flammes étaient immobiles, et leur chaleur entourant mon bras n'était un souvenir un peu vif. Je regardais autour de moi d'un air hébété. L'immobilité régnait. Les gens qui s'étaient mis à courir étaient bloqués dans leur position de fuite. Et le silence me vrillait les tympans. Je me mis à pleurer doucement « que ça n'arrive pas, que ça n'arrive pas ». Je voulais que ce soit un mauvais rêve, la déflagration, et cette chose étrange. Rien n'est arrivé. Je suis la seule à me souvenir que ce jour-là, trente-et-une personnes sont mortes dans l'explosion de l'aile ouest du Tribunal. Je suis la seule au courant.
Quand le temps s'est remis en marche, le gardien qui parlait avec moi a baissé tranquillement les yeux sur ses papiers un instant, alors qu'un prisonnier qui avait reçu la peine capitale sortait du procès, bien entouré de gardes, et qu'un homme assez maigrichon se levait pour aller en contre-sens de l'autre. Le gardien eut le temps de relever la tête, et de me demander pourquoi soudain, j'avais une brûlure épouvantable au bras. Je me tournais déjà vers l'homme en hurlant « Attention ! Il a une bombe ! ».
Dans ces cas-là, les gens ne se demandent pas s'il s'agit d'une farce ou de la vérité, l'essentiel est d'écarter toute menace le plus vite possible. Il fut arrêté avant d'avoir pu la déclencher, trois armes pointées sur sa tête. Je fus félicitée, soignée de ma blessure que je refusais d'expliquer, et gagnais le double des clés de la maison du juge. Quand il sortit de l'hôpital, Justin ne comprit pas pourquoi il partait dans un autre appartement avec ma mère. Moi, je restais avec mon père. Les violents ensembles. Mais voilà...
Le temps est une invention de l'Homme. S'il n'était pas, le temps n'aurait pas lieu d'être. C'est comme ça que je suis devenue Jazz Soen, la manipulatrice des heures.
Le jeune garçon fut projeté contre les casiers avec un gémissement de douleur alors que tous les élèves dans le couloir éclataient de rire. Il releva la tête, écartant brièvement sa frange blonde qui le gênait. Les trois gars de troisième qui l'avaient poussé l'entouraient, un sourire mesquin aux lèvres. Il essaya de glisser doucement la main jusqu'à son sac, tombé plus loin, mais l'un d'entre eux la lui écrasa violemment avait qu'il ait pu l'atteindre. Il grimaça de douleur, mais pas un son ne sortit de sa bouche. La foule se resserra autour d'eux dans un bruissement excité.
- Tu cris pas facilement, hein, morveux, ricana le plus grand des garçons. T'es coriace, mine de rien ! On dirait pas, avec tes cheveux blonds et tes yeux bleus ! Une vraie poupée de porcelaine !
Les élèves rigolèrent alors que l'adolescent retirait sa main, pleine de sang. Ils lui avaient carrément déchiré la peau. Il se redressa tant bien que mal, essuyant négligemment le sang sur sa veste en jean, avant de répondre.
- Ma sœur me frappait bien plus fort que ça.
L'autre lui jeta un regard noir avant de lui envoyer un coup de pied dans le ventre. Il l'accusa sans broncher.
- Et ta sœur ? Elle faisait plus mal que ça ?
- Nettement.
Il allait lui donner un autre coup quand une brunette de quatrième l'attrapa par le bras pour le tirer en arrière.
- Adam, arrête, s'exclama-t-elle. C'est pas à toi de décider avec qui je peux parler !
- La ferme, Maya, répliqua Adam en se dégageant pour la pousser ensuite. Il faut bien lui faire comprendre qu'il n'a pas le droit de t'adresser la parole, et encore moins te demander de faire un projet avec lui ! Faut remettre les nazes à leur place !
- Et la tienne, elle est en colle, cassa l'autre en s'appuyant sur les casiers, essayant de se redresser.
Il savait qu'il ne devait pas le provoquer, il avait beau être très grand pour son âge, il n'en était pas moins aussi épais qu'un bâton d'allumette. Un grand échalas sur échasses, dont le visage était encore trop enfantin. Quand il était petit, les gens disaient souvent que lui et sa sœur se ressemblaient beaucoup.
Maintenant qu'elle était en seconde, dans il ne savait quel lycée, il se demandait bien si elle aussi souffrait de telles disproportions. Adam lui donna un coup violent dans l'avant-bras, appuyé sur le sol, qui l'aidait à se relever, il retomba à nouveau sous les rires des autres collégiens. Sa main droite lui faisait trop mal pour qu'il puisse s'en servir, et il venait de se faire bousiller le bras gauche. Allongé sur le dos, le souffle court, celui-ci se coupa totalement quand il vit le pied d'Adam près à s'abattre sur sa figure. Il ferma les yeux, attendant le coup. Qui ne vint pas.
Il n'entendait plus rien autour de lui, alors, il rouvrit les yeux. Il sursauta en voyant le pied d'Adam à à peine une dizaine de centimètres de sa tête. Il sursauta, la respiration saccadée, avant de se rendre compte qu'Adam avait suspendu son geste, il semblait... figé. Fronçant les sourcils, le garçon tourna la tête sur le côté pour voir que la totalité des élèves avait tout bonnement arrêté de bouger, et de respirer par la même occasion.
- Qu'est-ce que, marmonna-t-il.
Il roula sur le côté, s'éloignant ostensiblement du pied d'Adam. Et se redressa difficilement, appuyant son épaule contre le mur. Maya aussi ne bougeait plus non plus, elle était immobilisée alors qu'elle était en train de se relever, Adam l'ayant faite tomber en la poussant.
- Merde , fit l'autre en faisant un tour sur lui-même. Merde ! Merde !
Il se mordit la lèvre inférieure, tentant désespérément de savoir ce qui se passait. Plus personne ne bougeait à par lui.
- Bon, souffla-t-il, soit je fais un cauchemar, soit un grand méchant a tout figé pour venir me ratatiner pour une raison que j'ignore totalement, soit... c'est moi qui ai fait ça. Merde... Bougez ! Allez, bougez !
Mais les élèves n'étaient toujours pas délivrés de leur inertie complète. Affolé, l'adolescent attrapa son sac de sa main encore valide, et y prit son portable.
- Maman, Maman, Maman, répéta-t-il en cherchant le numéro de sa mère dans le répertoire.
Il stoppa net en voyant le nom de sa sœur, avant celui de sa mère.
- Non, pas Maman, fit-il en sélectionnant le numéro de sa sœur, elle va me tuer.
Trois sonneries se firent entendre avant qu'une voix ennuyée décroche.
- Allô, Jazz, s'exclama-t-il avant que l'autre ait pu dire quoi que ce soit. C'est Justin ! Je crois que... je crois que j'ai fait une connerie.
C'est comme ça que je revis Justin, cinq ans après le divorce de nos parents. Nous ne nous étions pas recroisés entre temps. Et ce n'était pas pour me manquer. J'avais alors quinze ans. Il en avait treize. Je vivais maintenant dans un appart miteux avec mon père, qui avait retrouvé un travail dans un magasin de photo. Il aimait bien la photo, il s'en sortait bien. Il avait arrêté de boire, c'était déjà une bonne chose. De toute façon, à la maison, c'est moi qui menais la danse, puisque c'était moi qui faisais la cuisine, mon vieux était à ma merci.
Son boulot lui prenait pas mal de temps, donc quand il n'était pas, j'avais pris le temps de m'entraîner à utiliser ce pouvoir, j'étais super forte ! Mes capacités ne se limitaient pas à arrêter le temps et revenir en arrière. Je pouvais l'accélérer, le ralentir, faire en bond en arrière ou en avant de plusieurs dizaines d'années, une fois, j'étais même arrivé dans les Caraïbes au dix-huitième siècle. Belle expérience que l'abordage d'un navire marchand en compagnie de pirates !
Et le fait que je m'en servais principalement à des fins personnelles n'était pas pour me poser un cas de conscience. Après tout, j'en avais jamais eu, pas besoin de commencer maintenant. J'avais aussi pris des cours de boxe, avec mon don naturel pour la bagarre, il ne m'avait pas été très difficile d'en comprendre les bases et de les appliquer. Je travaillais à mi-temps avec Tora, la fille du juge, dans son horlogerie, c'était vraiment un endroit magique. Elle était au courant de mes dons, et n'avait même pas trouvé ça anormal, quand je lui en avais parlé.
J'étais en cours d'histoire que je prenais soin d'accélérer, l'ennui me prenant vite à la gorge. La révolution française était probablement l'une des étapes de mes voyages dans lesquelles je m'étais le plus amusée. Mais racontée par cette prof, ça vous donnait surtout envie de finir comme ce cher gouverneur de la Bastille _ un abruti, soit dit en passant. Et, là, mon portable sonna. Immobilisant le reste de la classe, je le prenais et décrochais, étonnée de voir le numéro de Justin s'afficher. Ce nul ne m'avait même pas contactée pour les anniversaires, je lui avais par ailleurs bien rendue la pareille. « Allô, Jazz ! C'est Justin ! Je crois que... je crois que j'ai fais une connerie ».
Ah oui ! Pour en avoir fait une, il en avait fait une belle ! Il manquait plus que ça, mon frangin contrôlait aussi le temps ! Moi qui pensais en avoir le monopole, la première chose que j'ai ressenti quand il m'a dit ça, c'est que mon amour propre en prenait un coup. Pour une fois que j'avais quelque chose de plus que lui, fallait qu'il l'ait aussi ! Egoïste ? Moi ? Hum... un nombre incalculable de personnes me l'ont déjà sortie, celle-là. J'arrivais donc très vite au collège de mon frère, expédiant le cours de façon définitive. Faut dire qu'il était à trois rues du lycée, je savais même pas qu'il était dans ce collège ! Et après tout, j'en avais strictement rien à faire. Je le trouvais prostré dans un coin du couloir, la main droite en sang et le bras gauche pété... pourtant je ne me rappelais pas avoir prêté mon souffre-douleur à qui que ce soit... tout était figé, et un crétin qui devait environner la troisième avait le pied en l'air, près à écraser quelque chose qui ne se trouvait plus sous son pied.
Non contente d'être indisciplinée, mon quotient intellectuel frôlait la ionosphère, raison pour laquelle je n'avais pas été encore renvoyée du lycée. J'en déduisis donc très vite que c'était la tête de mon adorable petit frère qui se trouvait sous cette semelle il y a peu. Celui-ci, totalement paniqué, n'avait même pas remarqué que j'étais arrivée. Je préférais pas le lui dire avant de me remettre de mes émotions. Cet andouille me faisait une tête, maintenant ! Le jour où j'ai dit à Tora que j'avais la poisse, je pensais pas avoir autant raison ! Bon, il était toujours blond, un peu plus foncé peut-être, mais bon, ça... moi aussi j'avais bruni, y'en avait pas beaucoup qui osaient me dire que j'étais blonde. Vu ses yeux bleus et le temps qu'il faisait, ses iris devaient toujours pouvoir changer de couleur en fonction de la météo.
Moi, ils le faisaient plus depuis que j'avais douze ans ! Bleu-gris, continuellement. D'un autre côté, lui, il ressemblait plus à rien, une espèce de carambar géant tout au plus. Treize ans, bientôt quatorze, et un mètre quatre-vingt ! Quelques années encore et il aurait presque du sex-appeal ! Moi, au moins, j'étais bien proportionnée. Très bien proportionnée, même, aux dires de mes ex. Je me décidais enfin à lui lancer mon paquet de clopes à la figure. Il sursauta en s'écrasant tout bonnement contre le mur... peur d'un méchant qui aurait tout figé pour venir le ratatiner pour une raison qu'il ignore totalement. Typique, ça me l'avait fait aussi, au début.
La première fois que je l'ai découvert... ce don. J'avais dix ans. Mes parents étaient en instance de divorce. Mon père, chômeur, buvait comme un trou, il en devenait violent. Ma mère, elle, n'était jamais là, mais quand elle rentrait du travail, ce n'était qu'engueulade sur engueulade. Le jour où elle est partie de la maison pour aller au boulot avec un coquard violacé à l'œil droit, elle s'est dit que ç'en était assez.
A l'époque, mon petit frère, Justin, avait huit ans. C'était une plaie, il n'a pas facilité la tâche à mes parents, à ne pas vouloir comprendre, à toujours penser à lui, et à poser les questions qu'il ne fallait pas quand il ne fallait pas. Je ne le supportais pas, ce morveux, et j'en venais à lui donner des claques. Un jour, ma mère m'a surprise en train de le jeter contre la commode de ma chambre, dans laquelle il était entré sans permission. La seule chose qu'elle a dite en observant la coupure que l'autre crétin, qui n'arrêtait pas de pleurer, s'était faite au front, m'a encore plus blessée que si elle m'avait giflée : décidément, je tenais de mon père.
Jusqu'alors, j'avais toujours été violente avec Justin quand il m'embêtait très sérieusement, quand il venait dormir dans mon lit parce qu'il avait peur, quand il voulait jouer avec mes affaires, quand il déchirait mes cahiers, quand il me mordait ou me tirait les cheveux, ou bien encore après une punition que j'avais reçu injustement de mes parents, qui étaient persuadés que Justin disait la vérité en affirmant que j'avais volontairement cassée l'assiette qu'il avait lui-même jetée à terre. Mais à partir du moment où elle m'a dit ça, de nouveaux bleus apparaissaient sur Justin tous les jours. C'était probablement la seule chose qui me permettait encore de sourire.
Un jour, Justin chuta « malencontreusement » dans les escaliers. Il fit trois mois d'hôpital, durant lesquels la procédure de divorce put enfin avancer. Même devant le juge, mes parents s'engueulaient. A chaque fois qu'ils venaient, m'emmenant parce qu'ils n'avaient personne pour garder une teigne dans mon genre, ils trouvaient le moyen de se foutre sur la gueule. Le juge avait eu pitié de moi, qui les regardais avec indifférence, et m'avait invitée à dormir chez lui quelques temps. Il n'avait pas le droit, normalement, mais il fallait croire que j'étais réellement un cas désespéré. La femme du juge était très gentille, et elle cuisinait bien.
Leur fille, très gentille aussi, et très belle, avait un petit appartement dans le centre-ville, au-dessus de l'horlogerie qu'elle tenait. Avec eux j'étais sage. J'en éprouvais l'envie, avec tout ce calme qui régnait autour de moi.
Mes notes avaient même remonté de façon prodigieuse, selon le maître. Quand le juge avait affaire à mes parents, il m'emmenait. Ma mère passait pour un parent soucieux de son enfant, il fallait bien que je donne le change pour qu'on lui donne au moins la garde de Justin, que je sois enfin débarrassée de ce fouteur de merde.
Le dernier jugement arriva, je traînais alors dans les couloirs du Tribunal, que je connaissais maintenant par cœur. Je voyais les grands criminels, à la mine patibulaire, qui venaient se prendre des années de prison, pour meurtre, ou encore viol aggravé. J'avais en effet tendance à ne pas me trouver dans la bonne partie des bâtiments, ceux sous haute surveillance étaient tellement plus tentants. Ils ne me faisaient pas peur, ces gros types, à force de me prendre des gifles, j'avais un crâne en diamant, et non contente d'être une tête à claques, j'étais aussi une tête brûlée.
Sauf que ce jour-là, l'un d'entre eux, dont le procès avait pour lui été décisif, avait eu le bon goût d'avoir un complice. Avec le recul, je le félicitais intérieurement d'avoir eu une idée aussi brillante pour aussi peu de cervelle. Le but, pourtant, était loin d'être aussi intelligent. Plutôt que de croupir en prison avec les mecs qui l'y avaient mis se pavanant dehors, à la lumière du jour, il préférait crever sur-le-champ, avec eux. Le complice était plus loin devant moi, qui parlais avec le gardien, le prisonnier passait à côté de lui en lui jetant un regard significatif quand il fit exploser la bombe. Je me rappelle juste avoir entendu crier, j'ai tourné la tête.
Tous les murs s'envolaient autour de moi, comme s'ils avaient été fixés avec de la colle de supermarché, et la déflagration arrivait dans le couloir, comme une vague rouge et brûlante. J'entendais le gardien me crier de courir, mais j'avais dix ans, et pas assez de neurones, faute à trop de claques, je regardais le feu venir vers moi sans bouger, et ne réalisais l'ampleur de la situation qu'en sentant une épouvantable douleur à mon poignet, qui noircissait. J'ai paniqué. Je me suis dit que j'allais mourir.
Et c'est là que ça s'est arrêté. Tout s'est stoppé. Plus rien ne bougeait, les flammes étaient immobiles, et leur chaleur entourant mon bras n'était un souvenir un peu vif. Je regardais autour de moi d'un air hébété. L'immobilité régnait. Les gens qui s'étaient mis à courir étaient bloqués dans leur position de fuite. Et le silence me vrillait les tympans. Je me mis à pleurer doucement « que ça n'arrive pas, que ça n'arrive pas ». Je voulais que ce soit un mauvais rêve, la déflagration, et cette chose étrange. Rien n'est arrivé. Je suis la seule à me souvenir que ce jour-là, trente-et-une personnes sont mortes dans l'explosion de l'aile ouest du Tribunal. Je suis la seule au courant.
Quand le temps s'est remis en marche, le gardien qui parlait avec moi a baissé tranquillement les yeux sur ses papiers un instant, alors qu'un prisonnier qui avait reçu la peine capitale sortait du procès, bien entouré de gardes, et qu'un homme assez maigrichon se levait pour aller en contre-sens de l'autre. Le gardien eut le temps de relever la tête, et de me demander pourquoi soudain, j'avais une brûlure épouvantable au bras. Je me tournais déjà vers l'homme en hurlant « Attention ! Il a une bombe ! ».
Dans ces cas-là, les gens ne se demandent pas s'il s'agit d'une farce ou de la vérité, l'essentiel est d'écarter toute menace le plus vite possible. Il fut arrêté avant d'avoir pu la déclencher, trois armes pointées sur sa tête. Je fus félicitée, soignée de ma blessure que je refusais d'expliquer, et gagnais le double des clés de la maison du juge. Quand il sortit de l'hôpital, Justin ne comprit pas pourquoi il partait dans un autre appartement avec ma mère. Moi, je restais avec mon père. Les violents ensembles. Mais voilà...
Le temps est une invention de l'Homme. S'il n'était pas, le temps n'aurait pas lieu d'être. C'est comme ça que je suis devenue Jazz Soen, la manipulatrice des heures.
Le jeune garçon fut projeté contre les casiers avec un gémissement de douleur alors que tous les élèves dans le couloir éclataient de rire. Il releva la tête, écartant brièvement sa frange blonde qui le gênait. Les trois gars de troisième qui l'avaient poussé l'entouraient, un sourire mesquin aux lèvres. Il essaya de glisser doucement la main jusqu'à son sac, tombé plus loin, mais l'un d'entre eux la lui écrasa violemment avait qu'il ait pu l'atteindre. Il grimaça de douleur, mais pas un son ne sortit de sa bouche. La foule se resserra autour d'eux dans un bruissement excité.
- Tu cris pas facilement, hein, morveux, ricana le plus grand des garçons. T'es coriace, mine de rien ! On dirait pas, avec tes cheveux blonds et tes yeux bleus ! Une vraie poupée de porcelaine !
Les élèves rigolèrent alors que l'adolescent retirait sa main, pleine de sang. Ils lui avaient carrément déchiré la peau. Il se redressa tant bien que mal, essuyant négligemment le sang sur sa veste en jean, avant de répondre.
- Ma sœur me frappait bien plus fort que ça.
L'autre lui jeta un regard noir avant de lui envoyer un coup de pied dans le ventre. Il l'accusa sans broncher.
- Et ta sœur ? Elle faisait plus mal que ça ?
- Nettement.
Il allait lui donner un autre coup quand une brunette de quatrième l'attrapa par le bras pour le tirer en arrière.
- Adam, arrête, s'exclama-t-elle. C'est pas à toi de décider avec qui je peux parler !
- La ferme, Maya, répliqua Adam en se dégageant pour la pousser ensuite. Il faut bien lui faire comprendre qu'il n'a pas le droit de t'adresser la parole, et encore moins te demander de faire un projet avec lui ! Faut remettre les nazes à leur place !
- Et la tienne, elle est en colle, cassa l'autre en s'appuyant sur les casiers, essayant de se redresser.
Il savait qu'il ne devait pas le provoquer, il avait beau être très grand pour son âge, il n'en était pas moins aussi épais qu'un bâton d'allumette. Un grand échalas sur échasses, dont le visage était encore trop enfantin. Quand il était petit, les gens disaient souvent que lui et sa sœur se ressemblaient beaucoup.
Maintenant qu'elle était en seconde, dans il ne savait quel lycée, il se demandait bien si elle aussi souffrait de telles disproportions. Adam lui donna un coup violent dans l'avant-bras, appuyé sur le sol, qui l'aidait à se relever, il retomba à nouveau sous les rires des autres collégiens. Sa main droite lui faisait trop mal pour qu'il puisse s'en servir, et il venait de se faire bousiller le bras gauche. Allongé sur le dos, le souffle court, celui-ci se coupa totalement quand il vit le pied d'Adam près à s'abattre sur sa figure. Il ferma les yeux, attendant le coup. Qui ne vint pas.
Il n'entendait plus rien autour de lui, alors, il rouvrit les yeux. Il sursauta en voyant le pied d'Adam à à peine une dizaine de centimètres de sa tête. Il sursauta, la respiration saccadée, avant de se rendre compte qu'Adam avait suspendu son geste, il semblait... figé. Fronçant les sourcils, le garçon tourna la tête sur le côté pour voir que la totalité des élèves avait tout bonnement arrêté de bouger, et de respirer par la même occasion.
- Qu'est-ce que, marmonna-t-il.
Il roula sur le côté, s'éloignant ostensiblement du pied d'Adam. Et se redressa difficilement, appuyant son épaule contre le mur. Maya aussi ne bougeait plus non plus, elle était immobilisée alors qu'elle était en train de se relever, Adam l'ayant faite tomber en la poussant.
- Merde , fit l'autre en faisant un tour sur lui-même. Merde ! Merde !
Il se mordit la lèvre inférieure, tentant désespérément de savoir ce qui se passait. Plus personne ne bougeait à par lui.
- Bon, souffla-t-il, soit je fais un cauchemar, soit un grand méchant a tout figé pour venir me ratatiner pour une raison que j'ignore totalement, soit... c'est moi qui ai fait ça. Merde... Bougez ! Allez, bougez !
Mais les élèves n'étaient toujours pas délivrés de leur inertie complète. Affolé, l'adolescent attrapa son sac de sa main encore valide, et y prit son portable.
- Maman, Maman, Maman, répéta-t-il en cherchant le numéro de sa mère dans le répertoire.
Il stoppa net en voyant le nom de sa sœur, avant celui de sa mère.
- Non, pas Maman, fit-il en sélectionnant le numéro de sa sœur, elle va me tuer.
Trois sonneries se firent entendre avant qu'une voix ennuyée décroche.
- Allô, Jazz, s'exclama-t-il avant que l'autre ait pu dire quoi que ce soit. C'est Justin ! Je crois que... je crois que j'ai fait une connerie.
C'est comme ça que je revis Justin, cinq ans après le divorce de nos parents. Nous ne nous étions pas recroisés entre temps. Et ce n'était pas pour me manquer. J'avais alors quinze ans. Il en avait treize. Je vivais maintenant dans un appart miteux avec mon père, qui avait retrouvé un travail dans un magasin de photo. Il aimait bien la photo, il s'en sortait bien. Il avait arrêté de boire, c'était déjà une bonne chose. De toute façon, à la maison, c'est moi qui menais la danse, puisque c'était moi qui faisais la cuisine, mon vieux était à ma merci.
Son boulot lui prenait pas mal de temps, donc quand il n'était pas, j'avais pris le temps de m'entraîner à utiliser ce pouvoir, j'étais super forte ! Mes capacités ne se limitaient pas à arrêter le temps et revenir en arrière. Je pouvais l'accélérer, le ralentir, faire en bond en arrière ou en avant de plusieurs dizaines d'années, une fois, j'étais même arrivé dans les Caraïbes au dix-huitième siècle. Belle expérience que l'abordage d'un navire marchand en compagnie de pirates !
Et le fait que je m'en servais principalement à des fins personnelles n'était pas pour me poser un cas de conscience. Après tout, j'en avais jamais eu, pas besoin de commencer maintenant. J'avais aussi pris des cours de boxe, avec mon don naturel pour la bagarre, il ne m'avait pas été très difficile d'en comprendre les bases et de les appliquer. Je travaillais à mi-temps avec Tora, la fille du juge, dans son horlogerie, c'était vraiment un endroit magique. Elle était au courant de mes dons, et n'avait même pas trouvé ça anormal, quand je lui en avais parlé.
J'étais en cours d'histoire que je prenais soin d'accélérer, l'ennui me prenant vite à la gorge. La révolution française était probablement l'une des étapes de mes voyages dans lesquelles je m'étais le plus amusée. Mais racontée par cette prof, ça vous donnait surtout envie de finir comme ce cher gouverneur de la Bastille _ un abruti, soit dit en passant. Et, là, mon portable sonna. Immobilisant le reste de la classe, je le prenais et décrochais, étonnée de voir le numéro de Justin s'afficher. Ce nul ne m'avait même pas contactée pour les anniversaires, je lui avais par ailleurs bien rendue la pareille. « Allô, Jazz ! C'est Justin ! Je crois que... je crois que j'ai fais une connerie ».
Ah oui ! Pour en avoir fait une, il en avait fait une belle ! Il manquait plus que ça, mon frangin contrôlait aussi le temps ! Moi qui pensais en avoir le monopole, la première chose que j'ai ressenti quand il m'a dit ça, c'est que mon amour propre en prenait un coup. Pour une fois que j'avais quelque chose de plus que lui, fallait qu'il l'ait aussi ! Egoïste ? Moi ? Hum... un nombre incalculable de personnes me l'ont déjà sortie, celle-là. J'arrivais donc très vite au collège de mon frère, expédiant le cours de façon définitive. Faut dire qu'il était à trois rues du lycée, je savais même pas qu'il était dans ce collège ! Et après tout, j'en avais strictement rien à faire. Je le trouvais prostré dans un coin du couloir, la main droite en sang et le bras gauche pété... pourtant je ne me rappelais pas avoir prêté mon souffre-douleur à qui que ce soit... tout était figé, et un crétin qui devait environner la troisième avait le pied en l'air, près à écraser quelque chose qui ne se trouvait plus sous son pied.
Non contente d'être indisciplinée, mon quotient intellectuel frôlait la ionosphère, raison pour laquelle je n'avais pas été encore renvoyée du lycée. J'en déduisis donc très vite que c'était la tête de mon adorable petit frère qui se trouvait sous cette semelle il y a peu. Celui-ci, totalement paniqué, n'avait même pas remarqué que j'étais arrivée. Je préférais pas le lui dire avant de me remettre de mes émotions. Cet andouille me faisait une tête, maintenant ! Le jour où j'ai dit à Tora que j'avais la poisse, je pensais pas avoir autant raison ! Bon, il était toujours blond, un peu plus foncé peut-être, mais bon, ça... moi aussi j'avais bruni, y'en avait pas beaucoup qui osaient me dire que j'étais blonde. Vu ses yeux bleus et le temps qu'il faisait, ses iris devaient toujours pouvoir changer de couleur en fonction de la météo.
Moi, ils le faisaient plus depuis que j'avais douze ans ! Bleu-gris, continuellement. D'un autre côté, lui, il ressemblait plus à rien, une espèce de carambar géant tout au plus. Treize ans, bientôt quatorze, et un mètre quatre-vingt ! Quelques années encore et il aurait presque du sex-appeal ! Moi, au moins, j'étais bien proportionnée. Très bien proportionnée, même, aux dires de mes ex. Je me décidais enfin à lui lancer mon paquet de clopes à la figure. Il sursauta en s'écrasant tout bonnement contre le mur... peur d'un méchant qui aurait tout figé pour venir le ratatiner pour une raison qu'il ignore totalement. Typique, ça me l'avait fait aussi, au début.