
Chapitre I : Le début d'une guerre
Passer le seuil du quartier d'Isadora, c'était comme passer dans une autre dimension. Tout y était radicalement différent. Le goudron et les trottoirs se transformaient subitement en chemin de poussière rouge, et les beaux immeubles de verre bien rangés devenaient de vieux bâtiments s'empilant les uns sur les autres en une tracée sinueuse jusqu'au cul-de-sac qui fermait le quartier. Une multitude de petits commerces s'étendaient au bas des édifices, dans lesquels habitaient les marchands. Les immeubles étaient violemment colorés par les toiles tendues aux nombreux balcons, qui séchaient tranquillement au soleil. Isadora était surtout connu pour ses boutiques apothicaires et ses voyants. Beaucoup de guérisseurs, de médiums, venaient se réfugier dans ce quartier dont les étranges fréquentations dissuadaient la police et les autres habitants de la ville d'entrer. Mais la plus grande part de mystère à Isadora consistait en une librairie, coincée entre deux immeubles, « La Clé des Juges », qui, sur vingt mètres de largeur, s'étendait sur quarante-cinq mètres de profondeur.
Dans la minuscule vitrine, au verre poussiéreux, s'entassaient des centaines de vieux livres, sous forme de grandes piles à la stabilité précaire. Quand on ouvrait la porte, une vieille clochette sonnait d'un tintement légèrement rouillé. Certains carreaux du sol, noirs et blancs, étaient fêlés. Sur le côté gauche se tenait un antique comptoir en bois rongé aux mites, dont la surface était recouverte de paperasse mal rangée. Derrière celui-ci, les étagères de bois étaient pleines à craquer de vieux livres à la reliure de cuir. D'immenses rayonnages poussiéreux, aux proportions colossales, que remplissaient des milliers de manuscrits, certains s'empilant sur le haut des meubles, ou encore à même le sol, s'étalaient dans tout le reste du magasin. Un ancien escalier de marbre, à la rambarde en fer forgé noir, en face du comptoir, menait en grandes spirales aux cinq étages supérieurs, dont les deux premiers servaient essentiellement de réserve et d'échelle pour certaines étagères qui grimpaient sans mal sur dix mètres de hauteur.
"Le fantastique de l'un n'est que le commun de l'autre."
Ethel Valentine
La clochette retentit. La porte s'ouvrit, laissant passer une gamine de treize ans, qui soupira en jetant son sac de cours dans un coin près du comptoir. Elle remit distraitement ses longs cheveux noirs dans son dos, parfaitement lisses, et arrangea le bandeau bleu sombre qui la coiffait. De petite taille, plutôt mince, les traits fins, sa peau était pâle et ses grands yeux d'une couleur cobalt envoûtante. Elle portait de vieux vêtements, bleus et noirs, trop grands pour elle, peu féminins. Une minuscule boule céruléenne ornait son oreille droite.
- Je suis rentrée, s'exclama-t-elle à travers toute la bâtisse.
Personne ne répondit. Elle soupira en enlevant son manteau, avant de le poser sur la rambarde de l'escalier, qui faisait office de porte-manteau. Elle alla derrière le comptoir et fouilla un instant la paperasse, écartant les nombreuses feuilles inutiles avec des gestes énervés. La petite retrouva enfin la surface du bois et observa les quatre feuilles cartonnées qui étaient scotchées dessus, sur lesquelles étaient tracés les emplois du temps.
- Evidemment, marmonna la môme, personne n'est rentré !
Elle décala quelques épais classeurs pour découvrir, derrière les piles peu stables, le téléphone. Elle mit le combiné à son oreille et tapa rapidement le numéro qu'elle lisait au bas de l'une des affichettes. Trois sonneries se firent entendre avant qu'elle ne tombe sur le répondeur. Elle laissa un message.
- Ouais, Adélaïde, c'est Ethel. C'était juste pour te dire qu'une fois de plus, tu étais partie sans fermer la maison. Voilà, c'est tout, à ce soir. Et n'oublie pas de regarder des deux côtés de la rue quand tu traverses. Bye.
Elle raccrocha sans plus de cérémonie et reposa le combiné sur son socle. Elle récupéra son sac et grimpa les escaliers. Elle passa les deux premiers étages d'un air maussade, veillant à éviter les piles de livres qui envahissaient les couloirs et les marches à n'en plus finir, avant d'arriver enfin au troisième étage. Elle ouvrit la première porte et entra dans la cuisine. Soupirant, elle fit une rapide pile des livres de cuisine qui traînaient ça et là sur le plan de travail, bancal, et les posa sur la table. Elle grimpa sur le bord de l'évier pour ouvrir les volets de la petite fenêtre éclairant toute la pièce. Après les immeubles d'Isadora s'étendait un immense désert au sol nu et à la poudre ocre, balayée par les vents. Descendant de son perchoir, Ethel ouvrit le frigo et sortit une bouteille de lait. Elle la posa sur le plan de travail, prit le pot de confiture à la fraise dans l'un des placards, et commença à se préparer des tartines, assise sur l'un des quatre hauts tabourets, avant de se servir un verre de lait. A peine avait-elle mordu dans la première que la porte s'entrouvrait et qu'un gros chien noir, à mi-chemin entre le rottweiler et le labrador, se glissait dans la cuisine en jetant à la gamine un regard suppliant. Ethel soupira.
- T'étais où, toi, marmonna-t-elle, encore à te faire nourrir par la voisine !
Le chien battit un instant de la queue avant de s'avancer vers elle et de poser son museau sur sa cuisse. La môme rejeta la tête en arrière d'un air exaspéré.
- Quand il s'agit de bouffe, t'es toujours là, mais pour le reste, y'a plus personne !
Le molosse baissa les oreilles en gémissant, avant de se reculer. Il pencha la tête sur le côté. Ethel leva les yeux au ciel en coupant un morceau de sa tartine.
- Hemingway, assis, fit-elle.
Hemingway s'assit. Elle lui passa le bout qu'il engloutit rapidement. Il reposa ensuite son museau sur la cuisse de la petite, et ne bougea plus jusqu'à ce qu'elle ait fini de manger. Elle mit son assiette et son verre dans l'évier, attrapa son sac et sortit de la cuisine pour grimper au dernier étage, juste en-dessous des toits, suivie d'Hemingway, ne faisant pas attention aux interdictions d'entrer et autres menaces de mort placardées sur la majorité des portes du quatrième étage. Seules quatre des quinze portes sur le mur droit du cinquième niveau, vieilles et grinçantes, étaient marquées d'un nom. Elle passa devant trois d'entre elles, Adélaïde, Ophélia, puis Irma, avant d'arriver devant la sienne, frappée de son propre prénom. Elle entra dans la mansarde, simplement meublé d'un lit, d'un bureau et d'une penderie à glace. Quelques posters étaient collés sur le plafond en pente et les murs, blancs. Elle ouvrit le velux et se posa sur son bureau alors qu'Hemingway s'étalait sur le lit, fait le matin même à la va-vite. La môme sortit ses devoirs d'anglais et les entama. Une demi-heure environ passa ainsi avant qu'elle ne lâche son stylo d'un air désespéré.
- J'y arrive pas, s'exaspéra-t-elle, je peux pas me concentrer correctement !
Elle fit pivoter sa chaise vers Hemingway qui avait relevé la tête, les oreilles baissées.
- Et toi non plus, tu peux pas dormir, remarqua-t-elle en levant un sourcil.
Le molosse émit un gémissement en se levant pour se rendre auprès de la petite. Celle-ci lui caressa distraitement la tête.
- Je crois comprendre pourquoi Ophélia a cramé les tartines, ce matin, soupira Ethel, elle avait la tête ailleurs...
Hemingway pencha la tête sur le côté en relevant les oreilles.
- T'as capté, marmonna-t-elle. Il va se passer un truc...
Le chien tourna la tête vers la porte, alerte. Il sortit de la chambre, bientôt suivi par Ethel.
En bas, une jeune fille d'environ dix-sept ans était rentrée, suivie d'une autre, de deux ans sa cadette. La première portait ses cheveux noirs au carré, courts, son regard sarcastique étant de la même couleur céruléenne que ceux d'Ethel. Elle était grande, élancée, sa taille était assez maigre et sa peau d'une pâleur cadavérique. Vêtue d'habits noirs, surchargés de dentelles, dans le style gothic lolita, elle était parée de nombreux bijoux d'argent et de cuir, notamment d'un tour de cou en soie noire et d'une croix d'argent pendante à l'oreille gauche. Elle posa son sac de cours sur le comptoir avec un soupir alors que la seconde, dans un style plus bohème, s'affalait dessus d'un air désespéré. Ses cheveux noirs de jais, plus longs que ceux de la première, ondulés, étaient retenus par une pince bleue, de la même couleur que ses beaux iris, à la pupille dilatée par la pénombre. Les traits fins, elle était assez grande, mince, beaucoup moins pâle que son aînée, et possédait, contrairement aux deux autres, une forte poitrine qu'elle cachait derrière un simple haut de toile bleue, à lacets, qu'elle portait sur un jean délavé au possible.
- Pourquoi faut-il que le lycée se trouve à l'autre bout de la ville, gémit-elle, dépitée.
- Et pourquoi faut-il que je supporte tes jérémiades tous les jours, inlassablement, soupira la gothique en mettant les mains sur les hanches d'un air exaspéré.
L'autre fronça les sourcils un instant, en pleine réflexion.
- Parce que t'es ma sœur, fit-elle enfin, septique.
L'aînée eut un sourire crispé en croisant ses mains devant elle.
- Tu sais, Irma, hésita-t-elle, il serait peut-être temps... que tu fasses un test de QI.
Irma lui jeta un regard noir en se redressant alors que sa vis-à-vis secouait doucement la tête, comme approuvant sa propre remarque.
- Je suis certaine que ça te serait bénéfique, appuya-t-elle ensuite avec un doux sourire.
- Au lieu de dire des bêtises, ma très chère Ophélia, rétorqua Irma en croisant les bras d'air sarcastique, t'as pas des trottoirs à faire ?
Ophélia resta un instant sans rien dire, la bouche légèrement entrouverte en début de sourire vengeur. Elle commença à rigoler en croisant les bras, suivie bientôt d'Irma. Au bout d'un temps d'hilarité, elle releva la tête vers sa petite sœur.
- J'vais t'tuer.
Elle se jeta sur Irma qui mettait instinctivement ses bras devant elle pour se protéger. Elles tombèrent toutes les deux par terre, Ophélia dessus, qui tentait vainement d'enlever les mains de sa sœur de devant son visage.
- Tu vas voir, s'exclama-t-elle en lui assenant un coup de genou dans les côtes. Quand j'en aurais fini avec toi, ta poitrine te poussera dans le dos !
- Tu t'en prends toujours à ma poitrine, s'écria Irma en roulant brusquement sur le côté pour se retrouver au-dessus d'Ophélia. C'est pas parce que t'es plate comme une planche que tu dois en vouloir à la terre entière !
- Je ne suis PAS plate !!
Ethel soupira en arrivant sur la dernière marche, observant ses sœurs se mordre et se tirer les cheveux en poussant des cris hystériques, se roulant constamment dessus pour tenter de prendre l'avantage. Hemingway, lui, observait la scène d'un air curieux, en remuant la queue, la tête penchée sur le côté.
- Vous croyez vraiment que c'est le moment de se battre, intervint Ethel d'une voix forte.
- La ferme, demi-portion, s'énerva Irma en tordant le bras de sa sœur. Tant qu'Adélaïde est pas là, on fait rien de toute façon !
Ophélia s'arrêta brusquement et se recula, fronçant les sourcils.
- Alors, j'avais pas rêvé, ce matin, marmonna-t-elle, la Lune était étrange. C'était pas qu'une impression. Vous l'avez senti aussi...
Les deux autres approuvèrent silencieusement.
- J'ai même pas pu faire mes devoirs d'anglais, ajouta Ethel en descendant enfin la dernière marche.
- De toute façon, t'es nulle en anglais, remarqua Irma en se penchant par-dessus le comptoir pour observer attentivement le carnet de note de la libraire.
- Ben moi, au moins, je suis capable d'avoir des notes au-dessus de la moyenne dans d'autres matières que les langues.
- Et moi, au moins, cassa Irma avec un demi-sourire, je ne suis pas une petite prétentieuse et garçon manqué brimée par ses camarades de classe ! Monsieur Gaspard doit venir chercher le livre qu'il a commandé tout à l'heure. Ophélia, tu sais où il est ?
- Je ne suis pas un garçon manqué, s'emporta Ethel en tapant rageusement du pied.
- Si c'est Le Grimoire de Seras, répondit Ophélia en ignorant royalement la plus petite, j'ai mon idée sur la question...
Elle se releva et s'enfonça sans plus de cérémonie dans la pénombre des nombreux rayonnages de la librairie. Au milieu même des étagères, la seule lumière qui filtrait était le soleil déclinant à travers les tuiles du toit, mal isolé. La poussière semblait figée dans l'air et les grimoires antiques attendaient sagement d'être vendus, serrés les uns contre les autres. Le silence qui régnait donnait une impression de malaise à laquelle la jeune fille semblait habituée. Ophélia arriva devant l'une des plus grandes étagères et observa en soupirant les derniers niveaux. Elle attrapa l'échelle coulissante, sur le côté, et la fit glisser jusqu'au centre du rayonnage. Elle grimpa rapidement dessus pour atteindre le sommet. Elle fouilla un instant parmi les nombreux volumes de l'avant-dernière étagère, posant distraitement ceux qui la gênait sur le haut du meuble, avant de sortir un vieux codex à la couverture de cuir vert émeraude, relié de fils d'argent, dont les lettres manuscrites, au bas du cuir, formaient la signature « Seras. », nom de son auteur. La petite gothique s'appuya distraitement sur la dernière barre de l'échelle et l'ouvrit, observant avec une admiration quasi-religieuse les pages écrites à la main, qui avaient jaunies avec le temps. Elle le lut ainsi pendant près de dix minutes, tournant très rapidement les pages, ses beaux yeux bleus allant d'un bout à l'autre des feuilles sans répit, un léger sourire ornant ses fines lèvres. Quand elle eut fini, elle ferma le livre en poussant un soupir satisfait.
- Ce genre de chef d'œuvre se fait bien trop rare, déplora-t-elle en enlevant distraitement la poussière qui couvrait encore la couverture.
Elle se leva alors pour descendre, avant qu'une étrange lueur bleutée n'attire son attention. Elle tourna la tête dans la direction de la lumière. Celle-ci semblait émaner du rayon suivant, en un point précis. Elle luisait par à-coup, brillant un temps avant de s'éteindre, pour se rallumer ensuite. Ophélia l'observa un moment, septique, avant de se retourner pour repartir d'où elle venait, le grimoire de Seras dans les bras.
"Se demander pourquoi les choses sont comme elles sont, c'est remettre en cause notre rôle de pion."
Adélaïde Valentine
Ethel était à moitié allongée sur les marches froides de l'escalier, Hemingway près d'elle, qu'elle caressait distraitement. Irma, elle, était assise en tailleur sur le comptoir, parmi la paperasse, et lisait d'un air absorbé un vieux bouquin dont l'écriture était purement illisible, tournant les pages à une vitesse impressionnante. Ophélia soupira en posant le grimoire de Seras sur le comptoir, à côté de sa petite sœur qui ne lui jeta même pas un regard, concentrée sur sa lecture.
- Monsieur Gaspard va arriver dans quelques minutes, remarqua Ophélia en notant le livre sur le registre de la librairie. Mais il risque pas d'entrer si la boutique est fermée.
- T'as qu'à l'ouvrir, répliqua Irma avec un haussement d'épaule en continuant à lire.
- C'est pas mon tour, rétorqua Ophélia avec mauvaise humeur.
- C'est pas le mien non plus, fit Irma en levant un sourcil.
Elle lâcha son livre et tourna la tête, en parfaite synchronisation avec son aînée, vers leur petite sœur qui faisait mine de regarder ailleurs d'un air gêné, une grimace accrochée aux lèvres.
- Tu l'as encore fait exprès, déclarèrent les aînées d'une voix atrocement calme.
- Jamais je ne participerais à l'extension de cette librairie minable, se récria Ethel d'un air rageur, en se levant brusquement, surprenant Hemingway. Je déteste ce quartier ! Je déteste cette baraque ! Je déteste CES LIVRES !!!!
En disant cela, elle avait donné un coup violent dans une des piles de livres en équilibre précaire sur la rampe, qui lui tomba tout bonnement dessus, la faisant basculer en arrière. Ophélia secoua la tête d'un air désolé en croisant les bras, alors qu'Irma plongeait dans son livre pour cacher tant bien que mal son éclat de rire.
- Tu sais très bien que dès que tu dis du mal d'eux, ils se vengent, remarqua Ophélia en levant un sourcil amusé.
- J'm'en fiche, s'énerva Ethel en tentant de se dégager de sous l'écroulement de bouquins. Je les déteste ! Bien plus qu'hier et bien moins que demain !
- Et ils te le rendront jusqu'à ta mort, cassa la gothique avec un grand sourire en tournant le panneau « fermé » pour afficher « ouvert ».
- Tu rêves, s'exclama Ethel en se dégageant enfin complètement, quand j'aurais dix-huit ans, je partirais ! Je ferais des études scientifiques et quand je me marierais, je demanderais même pas la clause du matriarcat ! Donc, je serais plus une Valentine ! Donc je serais libérée de toute responsabilité ! Donc j'aurais enfin la paix !!
- Imbécile !
A peine avait-elle eut le temps de tourner la tête en direction de la porte d'entrée, d'où provenait la voix, qu'elle se recevait un énorme livre dans la tête, la faisant à nouveau tomber en arrière. La jeune femme, âgée de deux ans de plus qu'Ophélia, remonta ses fines lunettes rectangulaires, entourées de bleu, sur son nez en poussant un soupir à fendre l'âme. Plus grande que les trois autres, mieux formée, la beauté de ses longues mèches noires et de ses envoûtants yeux saphir était pourtant entachée par ses vêtements sombres, trop grands pour elle, débraillés, et loin d'attirer le regard. Elle posa son lourd sac de cours sur le comptoir, déboutonna sans autre forme de procès sa chemise froissée, ridicule, et l'enleva, la jetant sur les marches de l'escalier, pour dévoiler un débardeur bleu sombre qui moulait à la perfection une taille de guêpe.
- Adélaïde, s'écria Irma en se jetant au cou de l'aînée, on t'avait pas entendu entrer !! Comment c'était la fac ?
- Ereintant, soupira Adélaïde en posant distraitement une main sur la tête de sa petite sœur qui ne l'avait pas lâchée. Ethel, tu ne changeras jamais de nom.
- Bien sûr que si, s'injuria celle-ci en se redressant vivement, massant son front devenu rouge.
- Bien sûr que non, répliqua Adélaïde avec un soupir. Tu es invivable, aucun garçon ne voudra de toi. Tu es plus susceptible qu'Ophélia et plus stupide qu'Irma !
- Hé, s'indigna cette dernière, je suis pas stupide !
- Et tu es encore plus chiante qu'Adélaïde, ajouta Ophélia en levant les bras au ciel en signe d'impuissance.
Adélaïde attrapa le premier livre qui lui tomba sous la main, alors qu'une veine battait violemment sur sa tempe, et le lança en direction de la seconde de la fratrie, qui le prit en pleine face, ne pouvant l'éviter.
- Ça t'apprendra à dire des choses totalement fausses sur tes aînés, fit Adélaïde avec un haussement d'épaule satisfait.
- Ouais, marmonna Ophélia d'un air boudeur en se frictionnant douloureusement le nez, en attendant, voilà Monsieur Gaspard.
Les quatre sœurs tournèrent la tête vers la porte d'entrée, peu après, un vieil homme d'une soixantaine d'années apparut à la porte, qu'il ouvrit, un sourire fendant sa barbe blanche.
- Bonjour, jeunes filles, s'exclama-t-il d'un air joyeux.
- Bonjour, Monsieur Gaspard, répondirent automatiquement celles-ci.
- On a votre livre, déclara Ophélia en prenant le grimoire de Seras qu'elle avait posé sur le comptoir.
Elle le lui tendit, et il le prit avec un sourire.
- Merci bien, fit Monsieur Gaspard, ça faisait longtemps que j'attendais ce volume. Seras était vraiment un grand Mage !
- Entièrement d'accord, soupira Adélaïde avec un sourire nostalgique.
- Bien, dit Gaspard en posant l'argent sur le comptoir, j'aimerais discuter plus longtemps, mais il me semble qu'aujourd'hui, vous ayez mieux à faire...
- Moi, j'espère pas, marmonna Ethel comme une confidence à Hemingway.
- Vous me tiendrez au courant, demanda le vieil homme en sortant.
- Bien sûr, assura Adélaïde avec un doux sourire.
Il partit. Adélaïde se tourna vers ses cadettes.
- Alors, demanda-t-elle.
- C'est en marche, soupira Ophélia. La question est : « Que va-t-il en résulter ? ».
- J'me fiche de ce que c'est, j'y participerais pas, décidé Ethel en montant les marches d'un pas assuré.
- D'un autre côté, rigola Adélaïde, t'as pas vraiment le choix !
Ethel se re tourna brusquement.
- Ben si faut, il sera écrit que je ne participerais pas, répliqua-t-elle d'un air pincé. Car les basses besognes ne sont que pour les rats !
- Tu te contredis, marmonna Ophélia en regardant distraitement les comptes. Si les basses besognes sont réellement pour les rats, comme tu nous l'affirmes, tu es forcément concernée !
Ethel lui jeta un regard plus noir que nuit alors qu'Adélaïde ricanait d'un air mesquin.
- Je vous déteste aussi, s'emporta la plus petite.
- Ça nous fait une belle jambe, rétorqua l'aînée en se dirigeant vers le fond de la boutique d'une démarche féline.
- Tu y vas, s'étonna Irma en relevant enfin la tête de son livre qu'elle avait bientôt fini.
- Il est temps, répondit Adélaïde avec un doux sourire. Tout le monde est là ! Qui m'aime me suive !
Irma sauta du comptoir et elle et Ophélia suivirent leur aînée, Hemingway après elles. Ethel ne bougea pas d'un iota, les bras croisés d'un air boudeur. Les trois avaient déjà disparu dans les rayonnages.
- ET CEUX QUI NE M'AIMENT PAS AUSSI !!!!
Ethel serra les dents, la mine rageuse, en courant les rejoindre. Les quatre Valentine se dirigèrent rapidement à travers le dédale de livres, pour arriver au rayon où Ophélia avait trouvé le grimoire de Seras. La lueur, au bout de l'étagère, était toujours présente, si ce n'était qu'elle se faisait plus intense.
C'était un énorme volume à la couverture de cuir sombre, reliée de fins fils d'argent. Une pierre ovale, cobalt, était incrustée dans la tranche du livre, et émettait l'étrange lumière bleutée. Il se trouvait en plein milieu du rayonnage, entouré de ses milliers d'autres congénères. Adélaïde grimpa sur l'échelle, s'asseyant sur l'une des barres, et le prit, faisant attention à ne pas abîmer plus les pages jaunies par le temps, ondulées par l'humidité. Elle l'ouvrit, faisant courir le papier sous ses doigts fins, jusqu'à trouver le milieu. Le reste des feuilles était blanc. Lentement, des mots s'inscrivaient sur le manuscrit, à l'encre bleue. L'aînée des Valentine commença la lecture.
- « Chapitre quatre-mille quatre-cent quarante-huit, annonça-t-elle gravement, en cette année annonciatrice de l'Ere du Verseau, le quartier intemporel d'Isadora se verra être le théâtre de la neuf-cent quatre-vingt-dix-neuvième guerre entre les êtres au sang noir. Les règles seront identiques à celles qui ont régi les précédents affrontements. Pour veiller au bon déroulement du jeu, le Juge Valentine devra arbitrer les combats avec toute l'impartialité et le talent dont il est capable. ».
Adélaïde referma le livre et tourna la tête vers ses trois cadettes.
- Une guerre, marmonna Ophélia, rien que ça ?
- Tout son talent, geignit Ethel, avec toute l'impartialité et le talent dont il est capable... POURQUOI SUIS-JE A CE POINT MAUDITE ?!!!!!!!
- Tu te poses encore la question, maugréa Ophélia en se bouchant les oreilles.
Irma se contenta de soupirer.
- Je crois bien que ce n'est pas cette année que l'on pourra prendre des vacances, remarqua-t-elle avec un haussement d'épaule. Je n'ose imaginer le nombre d'étrangers qui vont envahir la ville, avec tout ça.
- De toute façon, répliqua Adélaïde en observant d'un air distrait Ophélia tirer vivement les joues d'Ethel alors que celle-ci tentait en vain de se dégager, ça ne commencera pas avant que les personnes choisies n'aient reçu la lettre. C'est toujours comme ça, dans une guerre.
- Je ne me rappelle pas, dit Irma en levant un sourcil.
- Tu étais trop petite, soupira Adélaïde en repartant vers l'entrée de la boutique, après avoir remis le grimoire en place. Même moi, je ne m'en souviens pas beaucoup. Je n'étais même pas en âge de juger.
- Mais une guerre, c'est pas très différent d'un duel, non, demanda Irma en la suivant.
- En effet, approuva Adélaïde, c'est le même concept, si ce n'est qu'il peut se répéter jusqu'à six fois dans une journée.
- Eh ben, marmonna Irma d'un air dépité, je crois que les prochains mois seront éreintants, déjà que le lycée n'est pas de tout repos en temps normal...
- Je pense que tu ne te rends pas compte de l'ampleur de cet évènement, déclara Adélaïde en se retournant vers sa sœur. Il ne nous suffira pas d'employer la procédure habituelle, c'est beaucoup plus important. Le nombre d'étrangers qui viendront dans la ville sera considérable, et tu devras faire en sorte de rester loin d'eux, c'est extrêmement difficile. Nous sommes au début d'une guerre, Irma.
L'aînée se détourna et partit, laissant l'adolescente dans ses pensées.