Souvenir, elle n’est plus que souvenir.
Perdue quelque part, loin de tout, derrière un voile, dans un abîme dont elle cherche désespérément à toucher le fond. Juste pour avoir un repère.
Elle ne vit plus que par ceux qui murmurent parfois son nom, nostalgiques ou endormis.
Elle vit dans les mémoires. Elle partage les souvenirs.
Ceux qu’elle affectionne tout particulièrement sont les plus anciens. Bien avant qu’elle ne soit devenue cette dame de marbre dont le nom avait su faire couler les larmes. Bien avant qu’elle n’ait été cette valeureuse guerrière au visage impassible. Bien avant qu’elle ne pleure tous les jours assez pour une vie. Avant même d’être mère, avant même d’avoir rejeté son passé.
Alors qu’elle était « pure ». Non pure n’est pas le mot qui convient. Elle était née impure et le destin l’avait présentée à mille choix n’arrangeant guère les choses.
Non, pas pure. Simple. Tel est le mot. Oui, simple car ignorante. Naïve, croyante et confiante.
Elle était arrivée, comme ça, menée au hasard par ses sentiments ou autre chose. Elle avait rencontré des hommes et des femmes devenus depuis lors de précieux amis ou de redoutables ennemis. Elle aimait cette époque où chaque jour était Découverte. Elle en aimait les personnes. Elle se revoyait, prête à se battre pour ses idéaux. Quelle conne. Mais quelle conne heureuse.
Kalyso, du fond de sa triste prison, regarda par une fenêtre aux verres brisés, qui lui offrait depuis plusieurs mois déjà l’obscure vision d’un paysage quotidiennement changeant en apparence, mais si immuable en réalité.
Etait ce donc ça l’enfer ? Elle sourit. Elle s’y était établie de son propre chef.
Chaque jour était identique à tel point qu’elle réalisait chaque chose comme une chorégraphie. Lente, lasse. Elle était mariée, à un homme. A un Démon. Traverser le voile, suivre le Chapelier. Tout cela avait été un jeu. Elle avait connu l’absurde monde démoniaque de l’intérieur – elle vivait en son cœur. Ce monde qui était l’opposé du sien. Où rien n’était rationnel. Elle l’avait tante aimée au début, cette échappatoire à son oppressante existence. Puis elle s’en était lassée.
D’enfant elle était devenue femme. De femme elle était devenue informe souvenir.
Plus rien ne pouvait l’atteindre. Elle n’avait plus de dignité, plus d’honneur.
Ce matin là, elle se leva comme d’habitude, l’esprit vagabondant dans ses souvenirs, les yeux dans le vague. Son regard épousa le paysage extérieur. Une plaine, vaste, sombre. Parsemée de mille fontaines rougeâtres. Des fontaines de lave.
Elle s’habilla vite. Une robe gris pâle ferait l’affaire.
La Dame soupira et se retourna. Le miroir lui offrit l’image d’un corps décharné, blessé. Son regard s’était éteint durant la nuit. Elle en avait perçu la veille l’ultime étincelle.
S’apprêtant à sortir pour errer comme à son habitude dans les interminables corridors couverts de tableaux représentant le monde qu’elle pensait réel – son monde à elle, l’unique contact qu’elle avait avec son ancienne vie, elle détourna les yeux vers la porte. Quelque chose retint son attention. Sur sa robe claire, une tâche sombre sur sein. Une grosse araignée glissait dans les pans de son vêtement. Voulant la chasser, elle passa une main lasse sur son corps aussi froid que la pierre.
Et c’est à ce moment là que, oh miracle, elle le perçut. Son cœur battait encore.
Mais merde. Qu’est ce qu’elle foutait là ? Elle s’était tant laissée aller, abandonnée au Destin. Et elle en avait assez payé le prix.
Pique moi. Mord moi. Absorbe ma vie et répand ton poison en mes veines. Je t’offre mon sein. Mord moi. Déchire moi. Ecrase moi. Prends moi. Je suis tienne.
Pique moi. Mord moi. Absorbe ma vie et répand ton poison en mes veines. Je t’offre mon sein. Mord moi. Déchire moi. Ecrase moi. Prend moi. Je suis tienne.
Pique moi. Mord moi. Absorbe ma vie et répand ton poison en mes veines. Je t’offre mon sein. Mord moi. Déchire moi. Ecrase moi. Prend moi. Je suis tienne.
Comme si elle entendait sa prière, l’araignée s’exécuta. Alors l’obscurité se fit plus forte. Et le froid qu’elle pensait ne plus jamais percevoir engourdi Kalyso.
Mord moi. Déchire. Absorbe. Répand.
Shhhh…
????
La chaleur ? Elle sentait la chaleur, et…. Une étrange odeur de pain chaud…. Oui et de tourte aux pommes !!
Voulant ouvrir les yeux, la jeune femme se heurta à un éclat qui lui semblait devenu insoutenable.
C’est trop tôt. Attends un peu.
Cette voix ! Elle la connaissait ! Elle pensait ne plus jamais pouvoir l’entendre ! Ah que ce voyage dans sa mémoire ne s’achève jamais…
Doucement, elle se laissa bercer par les rayons caressant sa peau et sombra dans un sommeil profond.
Lorsqu’elle les ouvrit, ce n’est pas sa triste et sombre chambre qu’elle découvrit. Non c’était une chambre d’enfant de toutes les couleurs. Dehors c’était le crépuscule.
Elle s’approcha d’une fenêtre aux contours blancs. Posant sa main sur le carreau, elle se perdit dans la contemplation d’un paysage qu’elle aima tout de suite. Une vaste pleine, interminable, couverte de mille fleurs.
Devant la maison, sur le perron, la silhouette d’un homme. Il était de dos et portait en gestes réguliers une cigarette à sa bouche. Devant lui une femme brune courait, sautait, et faisait des roues.
Cette silhouette…. Cette voix…. Ces gestes, calmes, lents… non c’était impossible ! Mais pourtant ce n’était pas SON souvenir…
Et elle s’élança, manquant de tomber à quatre reprises. Elle dévala un escalier blanc, traversa une cuisine aux mille senteurs, et courut dehors, ses pieds nus frappant le sol de bois.
Elle se jeta à genoux et entoura la silhouette familière de ses bras tandis que des larmes de bonheur inondaient ses joues.
[HRP] Allez faire un tour LA et LA pour mieux comprendre
